Quand l’urgence se gère toute seule
À l’urgence de l’hôpital de Baie-Saint-Paul, on a frôlé la catastrophe au début de l’été, avec une fermeture annoncée le soir et la nuit. Cinq mois plus tard, les infirmières de la région ont réussi le tour de force de garder l’urgence ouverte… en gérant elles-mêmes leurs horaires. Et cela continue. L’autogestion, une solution pour remédier à la pénurie d’infirmières ?
Même le chef de service des urgences de Charlevoix, Donald Caron, ne revient pas du succès remporté par ce projet pilote, adopté dans l’urgence et qui ne devait durer qu’un été.
De façon volontaire, les infirmières de l’urgence des hôpitaux de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie ont été invitées à travailler selon des quarts de 12 heures pendant sept jours, suivis d’une semaine de repos. Six mois plus tard, la formule a un tel succès auprès du personnel que les infirmières des deux hôpitaux viennent de reconduire le projet pour six mois.
« Normalement, j’avais toujours de 25 à 30 quarts de travail non pourvus par semaine, et on est tombés à 10. On a réduit ça au tiers. J’ai même eu des surplus parfois pour certains quarts de jour ! » souligne Donald Caron.
Au début de l’été, au moins 320 quarts de soir et de nuit non pourvus menaçaient de précipiter la fermeture de l’urgence de l’hôpital de Baie-Saint-Paul. Une catastrophe annoncée pour la population locale, sans compter la venue de 100 000 vacanciers attendus pour la belle saison.
La Cadillac des hôpitaux
Hypermoderne, l’hôpital dernier cri de Baie-Saint-Paul et son urgence feraient pâlir d’envie la plupart des hôpitaux montréalais. Pourtant, le rutilant hôpital de 250 millions de dollars, inauguré en 2018, connaît une pénurie de personnel encore pire que celle que vivent les grands centres.
Pour l’aider à traverser cette crise, le CIUSSS de la Capitale-Nationale a notamment fait appel à l’équipe du Living Lab Charlevoix, un projet universitaire de l’Université Laval destiné à mettre sur pied et à tester des solutions locales aux problèmes des urgences rurales. Cinq étudiants en médecine au regard neuf ont passé plusieurs jours à sonder le personnel et à concocter des pistes de solution.
« Quand les employés ont le pouvoir de déterminer leurs horaires, ils sentent qu’ils ont le contrôle. On a vu des infirmières qui rentraient à 5 h du matin et qui ressortaient à 17 h. C’était une logistique originale et complexe, mais, pour elles, c’était mieux que le TSO [temps supplémentaire obligatoire] », explique le Dr Richard Fleet, professeur au Département de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université Laval et superviseur du Living Lab Charlevoix.
Le directeur des urgences de Charlevoix confirme avoir presque donné carte blanche à ses employés pour la gestion des horaires. « Au début, les 12 heures, ça a été un coup dur à donner, mais ça a entraîné une baisse drastique du TSO. Ça a diminué les absences au travail. Je n’ai presque plus d’absence de maladie de dernière minute », affirme Donald Caron.
Quand il reste des quarts non pourvus, l’équipe de l’urgence utilise la communication plutôt que l’imposition. « On lance un appel à tous dans notre groupe Facebook. Les textos se mettent en branle. On n’a recours à la liste de rappel que s’il reste encore des trous à l’horaire. Ça a marché 90 % du temps », se réjouit le chef de service.
En somme, le personnel préfère choisir ses heures travaillées en sus — avec en prime une semaine de congé — plutôt que de subir des quarts, et de devoir gérer la désorganisation personnelle et familiale qui s’ensuit, explique Donald Caron.
L’expérience du Living Lab, menée durant cette crise, a permis aux infirmières d’exprimer sans filtre aux étudiants en médecine les problèmes vécus dans leur travail quotidien. « Plutôt que de trouver des solutions de gestion, loin des gens, nous sommes allés sur le terrain pour parler aux infirmières », explique l’étudiant Émeryck Plante-Belleau.
« On s’est senties écoutées et on a compris qu’on pouvait trouver nous-mêmes des solutions. Alors, on s’est assises et on a innové pour éviter la fermeture », explique Charline, infirmière à l’urgence de La Malbaie.
« C’est du jamais vu. Les vieilles recettes ont toutes été testées. Moi, je fais des quarts de 12 heures depuis juillet. On réussit à faire plus avec moins de personnes », explique Mélanie, infirmière à l’urgence de Baie-Saint-Paul.
Magique, l’horaire de 12 heures ? Adoptée par plusieurs hôpitaux anglophones, cette formule de travail n’est cependant pas la panacée, précise Donald Caron.
« J’ai de jeunes employées qui ont des enfants à aller chercher avant 17 h et qui ne peuvent se permettre 12 heures d’affilée. D’autres n’ont pas la capacité physique de faire 12 heures. Mais environ 75 % des infirmières ont embarqué », explique-t-il.
Pour celles qui travaillent de soir et de nuit, la formule des 12 heures peut aussi s’avérer assez exigeante à long terme.
« C’est bénéfique, car on gagne beaucoup de temps familial [avec les 7 jours de congé suivants]. Mais sur le plan de la fatigue physique, c’est pire », concède Mélanie, qui travaille selon un quart de soir.
Reste que l’éclatement des horaires traditionnels semble offrir une piste de solution dans l’état actuel de la pénurie de main-d’œuvre, pense Donald Caron.
« Si on veut ouvrir ce type de postes, il faut vraiment s’asseoir avec le syndicat et être en mode innovation plutôt que rivalité. On est rendus à penser “hors de la boîte”. On nous demande même d’aller vers l’autogestion des horaires. Ça existe déjà dans certaines entreprises », ajoute-t-il.
Dans Charlevoix, où un horaire « 7/7 » permet de profiter pleinement du plein air et de la nature, le quart de 12 heures est même devenu un facteur d’attraction du personnel, ajoute M. Caron. « On n’a jamais reçu autant de CV ! »
Richard Fleet, qui étudie depuis dix ans les défis de 256 urgences rurales, affirme qu’un des principaux facteurs de pénurie du personnel est la perte de pouvoir et d’autonomie ressentie par les employés.
« Ce n’est pas une crise qui va se régler avec une seule solution. Mais de petites solutions peuvent être appliquées rapidement. Parfois, ça bloque parce qu’on ne veut pas créer de précédents, mais l’autonomie, c’est extrêmement fort. Dans Charlevoix, ça a amené une collaboration inédite entre les infirmières des deux hôpitaux. »