Seulement 542 patients sur 19 819 référés à un psy au privé avec le programme de Quebec

La mesure phare de 25 millions de dollars du gouvernement Legault pour réduire les listes d’attente en santé mentale tarde à se concrétiser. Près de sept mois après son annonce, 542 Québécois, sur les 19 819 en attente de services, ont été pris en charge par des psychologues et des psychothérapeutes du secteur privé, révèle une enquête du Devoir. Un résultat « décevant », reconnaît le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux Lionel Carmant.

Le Devoir a contacté 22 CIUSSS et CISSS dans le cadre de son enquête. Selon les données compilées, 133 usagers dont 5 enfants bénéficient d’une thérapie dans le privé dans les cinq CIUSSS de Montréal. C’est un peu plus que dans le CISSS de la Gaspésie où 105 personnes (25 enfants) ont été prises en charge par des psychologues ou des psychothérapeutes pratiquant en cabinet.

Au CISSS de Laval, quatre adultes sont suivis par un psychologue ou un psychothérapeute du secteur privé. L’établissement de santé affirme avoir conclu cinq contrats et avoir déboursé jusqu’à présent 1000 $ pour la rémunération des professionnels.

Le CIUSSS de la Capitale-Nationale, lui, a transféré 13 adultes et 18 enfants au privé. Pour le moment, les 10 ententes ont entraîné des dépenses totalisant 10 000 $.

Aucun contrat n’a encore été conclu par le CIUSSS de l’Estrie. Les « efforts de recrutement de psychologues en pratique privée n’ont pas donné les résultats escomptés », indique l’établissement, qui compte 115 adultes sur sa liste d’attente en psychothérapie.

Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, de son côté, n’a pas jugé bon de faire appel aux professionnels en cabinet. Quelque 160 adultes et enfants figurent sur sa liste d’attente. Le délai pour obtenir des services s’élève à « environ 30 jours en moyenne », précise sa porte-parole Hélène Bergeron-Gamache.

Un résultat « décevant »

Invité à réagir, le cabinet du ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, s’est dit « déçu du faible nombre de patients référés à des services au privé ».

« Nous savons que les psychologues du réseau privé sont également très occupés, dit l’attachée de presse du ministre, Sarah Bigras. Jusqu’à présent, le programme d’achat de services s’est avéré décevant et nous devrons continuer de trouver d’autres solutions pour diminuer les listes d’attente en santé mentale. »

Le temps presse, signale la Coalition des psychologues du réseau public québécois. La pandémie de COVID-19 exacerbe les troubles psychologiques. Et la vague de problèmes de santé mentale est loin de se replier. « Les adolescents, ça ne va pas bien du tout », observe sa présidente Karine Gauthier. Pour la psychologue, le recours au privé est « un pansement sur une plaie infectée ».

En date du 11 mai, 19 819 Québécois étaient en attente d’un service en santé mentale, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Il s’agit d’un bond de 21 % depuis le 17 juillet, selon les données fournies par le MSSS.

Nicole, en dépression, fait partie des statistiques. Lorsqu’elle a parlé au Devoir, elle venait de se lever. Il était 17 h. « Quand ça ne va pas, je dors », dit la femme de 57 ans, qui préfère taire son nom de famille.

Victime d’un accident vasculaire cérébral en 2005 et atteinte de la sclérose en plaques depuis 2010, Nicole se retrouve pour une deuxième fois sur une liste d’attente en psychothérapie. « Je n’ai pas les moyens d’aller dans le privé, souligne-t-elle. Je suis invalide. »

Nicole a été hospitalisée en septembre 2016 pour des idées suicidaires. « Je devais marier un Cubain et j’ai reculé, raconte-t-elle. Ça m’a fait très très mal. » Un psychologue d’un CISSS l’a prise en charge en août 2019. « Après trois ans d’attente ! », dénonce-t-elle.

Il y a un mois et demi, le psychologue qui la suivait a démissionné de son poste au CISSS. « Je n’en ai plus », dit Nicole, qui prend des antidépresseurs. Au total, elle estime avoir eu droit à 15 ou 20 séances, un nombre plus élevé que prévu initialement.

Devant son état, son nouveau psychiatre l’a toutefois remise sur une liste d’attente. « Ma mère vient de mourir », confie Nicole, un sanglot dans la voix.

Pourquoi si peu de contrats ?

Selon l’Ordre des psychologues du Québec, 647 psychologues et 49 détenteurs du permis de psychothérapeute (et non-membres d’un ordre professionnel) ont manifesté leur intérêt à offrir des thérapies à des usagers du réseau public. La liste de ces professionnels, dressée en janvier, a été fournie au MSSS.

Une faible part d’entre eux se sont entendus avec les CIUSSS et les CISSS. D’après les informations recueillies par Le Devoir, 20 établissements de santé ont conclu, au total, 133 ententes. (Un CIUSSS et un CISSS n’ont pas fourni au journal le nombre de contrats octroyés.)

Le psychologue et professeur à l’Université McGill, Martin Drapeau, croit que le tarif maximal de 100 $ l’heure, établi par le MSSS dans les contrats, nuit au recrutement.

« Le 100 $, c’est définitivement en deçà de la moyenne [au privé], dit Martin Drapeau, qui pratique aussi en cabinet. J’ai des étudiants au doctorat qui finissent et qui ont zéro expérience, en dehors de la formation universitaire, et ils commencent à 150-160 $ l’heure, du côté anglophone. » Les tarifs sont moins élevés dans la communauté francophone, d’après lui.

La psychologue Pierrette Fillion a accepté un tarif inférieur à celui qu’elle charge habituellement pour suivre quelques usagers du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. « Mon taux est de 120 $ pour 45 minutes avec 35 ans d’expérience, indique-t-elle. Mais personnellement, ça me va d’être à prix réduit. »

Il s’agit de sa dernière année de pratique avant la retraite. « J’ai décidé de faire un geste généreux envers l’État », affirme-t-elle. Ses nouveaux clients sont bien contents de la consulter gratuitement. « Ils me disent généralement que ça fait un an à peu près qu’ils attendent », rapporte Pierrette Fillion.

Le tarif de 100 $ l’heure convient aussi à la psychologue Diane Allaire. « Je travaille dans Charlevoix où le tarif est plus bas, dit-elle. Dans les grandes villes comme Montréal et Québec, ce n’est peut-être pas suffisant. »

Dans le réseau public, les cas peuvent être lourds et complexes, ce qui nécessite une approche concertée avec le psychiatre traitant et la travailleuse sociale au dossier, selon le président de l’Association des psychologues du Québec, Charles Roy. « Ça demande, en parallèle, du travail de coordination, administratif et tout, précise-t-il. C’est plus demandant qu’un client avec qui on fait une entrevue par semaine et quelques notes de rédaction. »

Pour rendre son programme plus attrayant, le gouvernement pourrait permettre aux psychologues de facturer aux patients la différence entre leur tarif habituel et celui couvert par les CIUSSS et CISSS, comme c’est possible de le faire dans le cas de personnes envoyées par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) et de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), propose Martin Drapeau. Un psychologue dont le tarif horaire est de 150 $ recevrait ainsi un montant de 100 $ de la part de l’établissement de santé et de 50 $ du patient.

Charles Roy croit qu’il faut plutôt miser sur l’attraction et la rétention du personnel dans le réseau public. « Ça veut dire de meilleurs salaires et de nous laisser le temps de faire notre travail », martèle-t-il.

Le gouvernement, lui, table sur son Programme québécois pour les troubles mentaux, un modèle de soins par étapes, visant à offrir un service adapté selon les besoins et pouvant prendre la forme d’autosoins ou de psychothérapie.

« Plus de 1 500 personnes au Québec ont un permis pour exercer la psychothérapie, dit l’attachée de presse de Lionel Carmant, Sarah Bigras. Ce n’est pas tout le monde qui nécessite de voir ou d’être suivi par un psychologue ou un psychiatre. Plein d’autres ressources sont disponibles avant de s’y rendre. »

Québec devra néanmoins recruter des psychologues au cours des prochaines années. Le MSSS prévoit qu’il faudra en embaucher 883 d’ici cinq ans, afin de répondre aux besoins de la population et de pourvoir les postes laissés vacants par les départs anticipés (retraite ou autres motifs).

Nicole espère avoir un soutien quelconque. Elle n’a aucune idée quand elle pourra de nouveau avoir accès un psychothérapeute. « Je vois des gens autour de moi qui en ont encore plus besoin que moi… »

Nombre d’usagers suivis dans le secteur privé

CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal : 14

 

CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-
Montréal : 65

 

CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal : 0

 

CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal : 16

 

CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-
Montréal : 38

 

CISSS de Laval : 4

 

CISSS de la Montérégie-Centre : 50

 

CISSS de la Montérégie-Ouest : 14

 

CISSS de la Montérégie-Est : 25

 

CISSS des Laurentides : 51

 

CISSS de Lanaudière : 9

 

CIUSSS de la Capitale-Nationale : 31

 

CISSS de Chaudière-Appalaches : 24

 

CISSS du Bas Saint-Laurent : 44

 

CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue : 0 (mais 5 contrats signés)

 

CISSS de l’Estrie : 0

 

CISSS de la Gaspésie : 105

 

CISSS des Îles-de-la-Madeleine : 0

 

CISSS de la Côte-Nord : 20

 

CISSS de la Mauricie-Centre-du-Québec : 6

 

CISSS de l’Outaouais : 26

 

CISSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean : 0 (mais 4 contrats signés)



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