Autochtones et soins de santé: des fautes difficiles à retracer

Malgré une recommandation de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Commission Viens), les hôpitaux du Québec ne comptabilisent toujours pas les plaintes déposées par des Autochtones, a constaté Le Devoir. Ils réduisent du même coup les expériences de racisme et de discrimination à des anecdotes, qu’aucun exercice plus large ne permet de mettre en contexte.
Le Devoir a recueilli au cours des derniers mois les témoignages d’une vingtaine d’Autochtones qui jugent avoir fait les frais du racisme, de la discrimination ou de la négligence lorsqu’ils ont demandé des soins de santé. Une partie de ces récits a été publiée mardi. Puisque le gouvernement ne documente pas le phénomène de manière globale, l’illustration de la discrimination dans le réseau de la santé repose sur leurs épaules.
À lire aussi
« C’est tolérance zéro » : la réaction de François Legault aux mauvais traitements rapportés dans le DevoirPour cette enquête, Le Devoir a envoyé des demandes à tous les CISSS et les CIUSSS du Québec, en vertu de la Loi sur l’accès aux documents et organismes publics, afin d’obtenir le nombre de plaintes déposées par des personnes autochtones au cours des cinq dernières années. Des 21 CISSS et CIUSSS sollicités, 14 ont répondu ne pas avoir ces données. Plusieurs organisations ont précisé que leur système informatique ne leur permettait pas de faire des recherches selon l’origine ethnoculturelle des personnes ayant formulé des plaintes.
Quelques établissements ont toutefois été en mesure de répondre à la demande du Devoir en examinant les dossiers un à un. Ainsi, sept CISSS et CIUSSS ont repéré 32 plaintes formulées par des Autochtones entre 2015 et aujourd’hui. Une goutte d’eau dans l’océan, si l’on considère que ces établissements comptabilisent plusieurs centaines de plaintes par année.
Une « absence de données »
Dès le début de leurs travaux en 2016, les enquêteurs de la Commission Viens se sont heurtés à cette même « absence de données », lit-on dans le rapport déposé au terme de l’exercice d’enquête, en 2019. Outre certains corps policiers et les services correctionnels ou de protection de la jeunesse, aucun service gouvernemental ne collecte des informations « susceptible[s] d’identifier l’appartenance à une nation autochtone ».
Résultat : personne n’arrive à mesurer, « avec précision », le niveau d’insatisfaction des Autochtones à l’égard des services obtenus, a noté le commissaire Jacques Viens. « En d’autres termes, aucun décideur au Québec ne dispose de l’ensemble des données administratives nécessaires à une prise de décision éclairée à l’égard des peuples autochtones », a-t-il remarqué.
Dans un appel à l’action, le juge Viens a demandé à Québec d’« intégrer la collecte de données ethnoculturelles au fonctionnement, à la reddition de comptes et à la prise de décision des organisations du secteur public ».
Dès 2011, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse suggérait aussi que les ministères et institutions québécoises « se dotent de méthodes et d’indicateurs uniformes pour recueillir les données sur l’origine ethnique et la couleur des populations qu’ils desservent » afin de « déceler les possibles biais discriminatoires ».
Ce genre de collecte est faite ailleurs au Canada, notamment en Ontario, mais pas au Québec. Au fil des ans, plusieurs représentants des services publics ont renoncé à procéder à de telles compilations, évoquant le risque de profilage racial.
Or, tant que les plaintes ne seront pas catégorisées, les biais et les problèmes continueront d’être largement ignorés, estime Jacynthe Poisson. La professionnelle de recherche à l’Observatoire des profilages, qui a aussi travaillé à la Commission Viens, croit que cet exercice d’analyse permettrait en outre de mesurer l’efficacité des politiques publiques. « Prenons l’exemple de l’hôpital de Joliette. […] Si on avait des statistiques démontrant que le nombre de plaintes a changé depuis la mise en place de ces formations [sur la sécurisation culturelle], ce serait un bon indicateur », illustre-t-elle.
Interrogé à ce sujet, le ministre des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, répond avoir sollicité l’avis du ministre de la Santé, Christian Dubé. « J’ai une bonne réponse, je dirais, [il y a] beaucoup d’ouverture », dit-il en entrevue au Devoir. « Je dis “ouverture”, mais je ne dis pas “oui, on va le faire” parce qu’on n’est pas encore là. On va regarder avec nos partenaires — les membres des Premières Nations — pour voir ce qui est le plus approprié. »
M. Lafrenière affirme qu’il aimerait avoir des données statistiques pour documenter le phénomène, mais ajoute qu’il n’y voit pas une solution à tout. « Avoir un chiffre, si je n’ai pas de qualitatif au bout de ça, ça m’aide moyennement », illustre-t-il.
Selon lui, il faut « multiplier les occasions pour les gens de rapporter une situation qui n’est pas adéquate » et trouver un endroit vers qui les Autochtones auront le « réflexe » de se tourner. Au-delà des plaintes officielles « en trois copies », la présence d’Autochtones dans des postes administratifs peut permettre une meilleure circulation de l’information, estime le ministre. Il cite en exemple la création de postes réservés aux Atikamekw au sein du conseil d’administration du CISSS de Lanaudière et la création d’un poste d’adjoint au p.-d.g., qui aura pour mandat de s’occuper des relations avec les Autochtones.
Le poids des témoignages
Les dénonciations prennent donc souvent des chemins officieux. Et d’ici à ce que Québec change ses façons de faire, les experts, faute de données, se tournent vers des témoignages. En 2018, l’Institut national de la santé publique du Québec citait une recherche menée auprès des personnes autochtones vivant à Montréal. Celle-ci révélait que « plusieurs d’entre eux auraient reçu des services de santé de mauvaise qualité sur la base de leur origine ethnique » et que « ces perceptions étaient d’ailleurs largement corroborées par les témoignages des fournisseurs de services de santé ».
Jusqu’ici, il semble cependant que les mauvaises expériences demeurent privées. Plusieurs Autochtones avec qui Le Devoir s’est entretenu ont dit ne pas savoir comment porter plainte, ne pas avoir de preuves suffisantes ou craindre des représailles. D’autres ont dit avoir carrément « paniqué » après avoir raconté leurs histoires au Devoir, pour ensuite retirer leurs témoignages.
À voir en vidéo
« De mon vivant, je n’ai pas vu une seule plainte formulée par un patient. Mais pendant ce temps-là, on se plaint au conseil [de bande] », lance d’ailleurs le chef de Matimekush-Lac John, Réal McKenzie. Au fil des histoires et des commissions d’enquête, il constate qu’une forme de résignation s’est installée. « Les recommandations [des commissions d’enquête] ne sont pas mises en application, donc ça continue », dit-il.
Dans le cadre de ce dossier, des familles se sont heurtées aux règles de procédure des hôpitaux pour obtenir leur dossier médical ou celui d’un proche décédé. Elles ont laissé des messages sans jamais avoir de retour. Elles ont obtenu des dossiers incomplets. Elles ont été repoussées par la quantité de documents à imprimer, à télécopier ou à poster pour savoir ce qui leur était vraiment arrivé. Le poids de la dénonciation pèse lourd sur leurs épaules, au point où certains Autochtones, qui avaient d’abord accepté de rendre leur histoire publique, se sont désistés en cours de route par crainte de subir des commentaires négatifs après leur sortie médiatique.
Pour beaucoup d’Autochtones, le processus de plainte en santé est « difficile et apparaît comme une montagne à franchir », observe le chirurgien innu Stanley Vollant. « Pour moi, c’est un no brainer. Dans les hôpitaux où il y a un nombre important de Premières Nations qui consultent, il faut qu’il y ait un ombudsman spécifiquement pour eux. »
Oublié par le Bureau du coroner
François Bellefleur est l’un des rares Autochtones à qui Le Devoir a parlé qui a porté plainte. Mais il se demande bien à quoi ça a pu servir. En janvier 2017, son père, Élie Bellefleur, s’est présenté à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre pour faire une radiographie des poumons. L’Innu de Natashquan a fait une chute, et il est mort deux jours plus tard des suites de cette chute, a confirmé la coroner Nathalie Couture dans un rapport que Le Devoir a pu consulter.
Son fils pense que le personnel a fait preuve « d’incompétence ». Il aurait voulu savoir ce qui s’est véritablement passé. « Pas dans le but de punir quelqu’un, mais dans le but d’améliorer les services à l’hôpital », précise-t-il. Même lui, ancien chef de sa communauté, s’est senti démuni lorsqu’il a tenté d’obtenir des réponses. « J’ai porté plainte [au CISSS de la Côte-Nord], mais il y a eu comme une levée de boucliers, comme s’il y avait eu une barrière de protection pour les employés. » Il ne se souvient pas d’avoir reçu de réponse à sa plainte et affirme n’avoir même jamais reçu le rapport du coroner, tel qu’il l’avait demandé.
Interpellé par Le Devoir, le Bureau du coroner a reconnu que son rapport d’investigation n’a jamais été acheminé à la famille et a exprimé « tous [ses] regrets » à M. Bellefleur. « Soucieux que de tels malheureux événements comme celui-ci ne se reproduisent pas, nous avons maintenant mis en place une procédure faisant en sorte que les proches d’un défunt reçoivent de manière systématique le rapport d’investigation », a fait savoir le porte-parole Jake Lamotta Granato.
Quant au CISSS de la Côte-Nord, ses représentants n’ont pu dire au Devoir s’ils avaient répondu ou non à la plainte de M. Bellefleur, pour des raisons de confidentialité. Ils ont invité M. Bellefleur à communiquer de nouveau avec la commissaire aux plaintes et insisté sur la liste des actions qu’ils ont mises en place pour mieux accueillir les Autochtones dans leurs installations.
« Juste quelques milliers »
Des trois années qu’il a passées sur le conseil d’administration du CISSS de l’Outaouais, l’ex-chef de Kitigan Zibi Gilbert Whiteduck a dégagé une tendance. « Les gens en santé ont l’impression qu’ils en font déjà assez », dit-il. « On se fait dire : vous êtes juste quelques milliers. Arrêtez de vous plaindre. »
Ils sont donc nombreux à poursuivre leur chemin sans protester, ont souligné les experts qui ont parlé au Devoir. « Notre passé traumatique — avec les pensionnats, la colonisation, la christianisation — fait en sorte qu’on est soumis, remarque le chirurgien innu Stanley Vollant. On regarde par terre et on ne dit rien. »

Mais attention de ne pas généraliser, prévient M. Whiteduck. « Il y a des gens [des jeunes surtout] qui ont trouvé des façons d’avoir leur voix », relève-t-il. Il note aussi que certains soignants sont très émus lorsqu’ils prennent la mesure des traumatismes de certains patients autochtones.
Glenda Sandy, une infirmière naskapie-crie, le constate en marge du programme de stage en milieu autochtone qu’elle a développé avec l’Université McGill. « Ils réalisent à quel point ils en savaient peu », remarque-t-elle. « Ça les touche d’une façon qui, je l’espère, changera leur pratique pour toujours. »
Mme Sandy souhaite voir davantage de soignants chercher à comprendre les comportements de leurs patients. « Plutôt que de les qualifier comme des no shows, pourquoi on ne se demande pas pourquoi le patient n’est pas venu ? » illustre-t-elle.
Darlene Kitty, une médecin crie qui travaille à Chisasibi, ajoute sans hésiter qu’une plus grande représentation autochtone dans les soins de santé serait bénéfique. « Mais nous avons besoin d’alliés », ajoute-t-elle. « Nous devons surtout collaborer. Nous devons apprendre ensemble. »