Vers une hausse du fardeau de la preuve pour les travailleurs intoxiqués au plomb

Seuls des travailleurs avec une concentration sanguine de plomb que des médecins jugent « extrêmement élevée » pourront bénéficier d’une reconnaissance facilitée de leur maladie professionnelle, prévoit un projet de loi du gouvernement québécois.
À l’heure actuelle, une personne souffrant d’une intoxication au plomb et travaillant dans un milieu impliquant une exposition à ce métal toxique bénéficie selon la loi de la présomption que son travail cause sa maladie. Le nouveau texte de loi propose d’exiger en plus une plombémie de 700 microgrammes par litre (mcg/L). Cette concentration sanguine est plus du triple des recommandations américaine et française.
« C’est une honte de proposer une telle valeur en 2021 », lance Claude Viau, un professeur en santé du travail à l’Université de Montréal qui, au cours de sa carrière, a siégé dans de nombreux comités internationaux établissant des recommandations pour protéger les travailleurs des risques d’exposition à des contaminants.
Un critère jugé contre-productif
Dans le cadre de récentes consultations, plusieurs experts ont dénoncé le seuil de plombémie prévu dans le projet de loi n° 59 modernisant le régime de santé et de sécurité du travail. Les spécialistes en médecine du travail Martine Baillargeon et Louis Patry en font partie.
« Je n’ai jamais vu de patients qui étaient à plus de 700 mcg/L de plomb », dit le Dr Patry en entrevue. Et pourtant, ce médecin du CHUM voit « régulièrement » des patients malades, intoxiqués par ce métal toxique qui attaque notamment les systèmes neurologique, sanguin et reproductif.
Imposer une plombémie minimale n’a pas de sens, selon les deux médecins. Le plomb s’accumule rapidement dans le sang après une exposition, mais, après un mois ou deux, la majorité du contaminant a migré vers les muscles, les reins et le foie. Il se déplace ensuite vers les os, où il persiste pendant des décennies.
« La plombémie [c’est-à-dire une concentration de plomb dans le sang] ne dit pas si une personne est malade ou pas », souligne la Dre Baillargeon, qui pratique également au CHUM. C’est plutôt un indicateur d’exposition. Choisir un tel critère relève donc d’une « incompréhension des concepts fondamentaux en toxicologie et en hygiène du travail ».

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) souligne pour sa part dans son mémoire que l’on constate des problèmes de santé à des concentrations de plomb dans le sang « de sept à quatorze fois inférieures » à la valeur prévue dans le projet de loi. « Il y aura lieu de revoir ce critère d’intoxication », écrit-on.
Parmi les travailleurs les plus exposés au plomb, on compte les policiers (en salle de tir), les soudeurs, les mécaniciens et les travailleurs de fonderie. Le recyclage des batteries automobiles est également une activité propice aux expositions.
La reconnaissance des intoxications au plomb est un combat de longue date, explique Roch Lafrance, secrétaire général de l’Union des travailleuses et travailleurs accidentés ou malades. Les problèmes de santé liés au plomb sont moins fréquents depuis le tournant du millénaire, mais ils persistent néanmoins.
« Les travailleurs qui souffrent d’intoxication sont de ceux dont les problèmes de santé sont les plus graves », dit M. Lafrance.
Dans le nouveau régime, un travailleur peut toujours faire reconnaître sa maladie professionnelle. Toutefois, à moins de 700 mcg/L, le fardeau de la preuve retombe sur ses épaules. Pour qu’il puisse bénéficier d’indemnités de remplacement du revenu, des experts doivent démontrer le lien de causalité entre le travail et la maladie. Ces avis peuvent être contestés. Le dossier peut traîner pendant des mois ou même des années avant de finir devant le Tribunal administratif du travail.
Démontrer la cause de la maladie
En pratique, l’inscription du seuil de 700 mcg/L ne changera pas énormément les décisions du tribunal, croit toutefois Linda Lauzon, une avocate du cabinet Monette Barakett spécialisée en santé et sécurité au travail. Déjà, une politique de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) prévoit qu’entre 400 et 699 mcg/L, le travailleur doit démontrer que son travail cause sa maladie.
« Tout ce que le projet de loi vient faire, c’est codifier la politique de la [CNESST] », explique Me Lauzon.
Depuis 2017, le tribunal a rendu sept décisions concernant des intoxications au plomb en milieu de travail. Typiquement, ce sont des travailleurs malades, mais dont la plombémie n’atteint pas 700 mcg/L. Le tribunal leur donne généralement raison.
Dans un courriel au Devoir, le cabinet du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, insiste aussi pour dire que l’absence d’application de la présomption n’empêche pas la reconnaissance d’une maladie professionnelle.
« La concentration de plomb prévue au projet de loi [700 mcg/L] s’appuie sur une revue des études scientifiques à ce sujet », ajoute le ministre, qui promet des détails en commission parlementaire.
Les experts médicaux interrogés par Le Devoir pensent tout autrement. Ils croient par ailleurs qu’aucune raison n’est bonne pour introduire une telle concentration dans la loi.
« C’est clairement une valeur qui ne tient aucun compte des données scientifiques, ni de la santé des travailleurs », déplore Claude Viau.
En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) pose une valeur limite sanguine de 180 mcg/L en milieu professionnel. Aux États-Unis, l’American Conference of Governmental Industrial Hygienists, référence en la matière, fixe la barre à 200 mcg/L.
Inquiétudes chez les syndicats
« À 700, t’es vert, tu ne vas pas jouer au golf en congé. Tu es gravement malade », témoigne Jerry McIntyre, le président de la section locale du syndicat des Métallos à la Fonderie Générale, à Lachine, où on recycle du plomb.
Dominic Lemieux, le directeur québécois de ce syndicat dont environ 3000 membres sont à risque d’une exposition au plomb, parle d’une disposition « insidieuse ». « Si la présomption n’est plus applicable, […] on va voir un relâchement des précautions prises par les employeurs pour diminuer l’exposition », dit-il.
Les travailleurs de la Fonderie Générale font l’objet de tests annuels de plombémie. Si leur mesure dépasse 1 micromole/L (207 mcg/L), ils obtiennent de l’aide pour adapter leurs habitudes de travail afin de réduire leur exposition. Ils sont ensuite testés quatre mois plus tard. Selon M. McIntyre, ce système permet efficacement de prévenir les intoxications dans la fonderie.
« Le seuil dans le projet de loi, c’est une mauvaise nouvelle, juge-t-il. J’ai la chance d’avoir un employeur qui prend ses responsabilités, mais ce n’est pas comme ça partout. Certains employeurs vont essayer de tirer profit des largesses de la loi. »
La plombémie est une maladie à déclaration obligatoire au Québec. Une concentration sanguine de 0,5 micromole/L (104 mcg/L) ou plus doit faire l’objet d’une déclaration au directeur de la santé publique.
De 2001 à 2008, l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail a analysé 16 817 échantillons sanguins prélevés chez des travailleurs à risque d’exposition au plomb. Seulement trois échantillons dépassaient 700 mcg/L.
L’étude détaillée du projet de loi n° 59 doit se poursuivre à l’Assemblée nationale.