Incursion dans les soins intensifs de l’hôpital général juif

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Une infirmière et son collègue posent un cathéter sur une patiente atteinte de la COVID-19.

Dehors, c’est la relâche. Les enfants jouent et le vaccin a redonné le sourire aux aînés. À croire que l’arc-en-ciel de la pandémie est bel et bien arrivé. Mais dans l’unité des soins intensifs (USI) de l’hôpital général juif, l’ouragan COVID déferle toujours. Dans l’œil de la tempête, de grands drames et de petits miracles continuent de s’y jouer chaque jour.

Coiffé d’un bonnet de chirurgien et d’une blouse de protection, Ron Wald émerge, l’air dévasté, d’une des chambres du K-1, où se trouvent les soins intensifs de l’hôpital universitaire. Il y a quatre jours, son père de 91 ans rendait l’âme dans une chambre voisine, emporté par la COVID. Une semaine plus tôt, sa mère de 84 ans était aussi emportée, après avoir été infectée par l’aide-soignante privée qui en prenait soin.

Ce matin, c’est au tour de son frère, David*, 48 ans, de passer la porte des soins intensifs. « Comment des gens qui donnent des soins peuvent-ils ne pas respecter les règles pour protéger les aînés qui dépendent d’eux ? C’était une mort évitable ! Faites passer le message », implore-t-il, les yeux embués.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Prisonniers de leurs cages de verre, les patients COVID sont alités dans des chambres à pression négative, séparés par d’immenses parois vitrées.

Son frère se trouve à ce carrefour périlleux de la maladie où tout peut basculer rapidement. Les plus chanceux échappent à cette pente glissante grâce à l’oxygénation à haut débit, alors que d’autres dévalent tête première dans une cascade mortifère où l’intubation demeure la seule issue de secours.

« Pour l’instant, il est stable, mais depuis la COVID, ma définition de “stable” a pas mal changé », insiste Dr Evan Wong, un des quatre médecins qui veillent aujourd’hui sur les 11 patients COVID de l’unité.

Apprivoiser l’imprévisible

Après un an de pandémie, la COVID continue de mystifier médecins et soignants, même aux soins intensifs. On sait mieux comment éviter l’intubation aux malades, mais on ignore pourquoi certains dépérissent à vitesse éclair. « Ça reste très imprévisible. Est-ce génétique ? Des aspects de cette maladie nous échappent encore », martèle le Dr Paul Warshawsky, chef de l’USI de l’hôpital général juif.

Ce matin, ce médecin nous ouvre les portes de sa ruche silencieuse, cette zone de guerre où s’activent depuis 12 mois des essaims d’infirmières, d’inhalothérapeutes et de spécialistes autour de chaque patient COVID.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La physiothérapeute Natali Mahdavian aide un patient alité depuis plusieurs semaines après avoir contracté la COVID-19, pour l’aider à retrouver sa motricité.

Dans cet antre surréel, où la vie et la mort se jouent en quelques secondes, les bips des moniteurs cardiaques battent la mesure. Des équipes sapées comme des ghostbusters désinfectent les recoins de chaque chambre qui se libère, après le passage d’une machine à vapeur, poussée à plein régime pendant 90 minutes.

Au pire de la première vague, l’unité, remplie à 150 % de capacité, a reçu jusqu’à 38 patients. « C’était la folie. Ça va mieux. Mais de grâce, ne le dites à personne ! » relance le Dr Warshawsky.

En effet, même si les chiffres ont fléchi, les patients qui aboutissent à l’USI sont de plus en plus mal en point. En début de pandémie, on y sauvait 80 % des malades. Aujourd’hui, seulement la moitié survit. « Comme l’oxygène à haut débit évite à beaucoup de patients les soins intensifs, ceux qui aboutissent ici sont vraiment très, très malades. »

Comme ce patient de la chambre 30, un costaud de 58 ans, sous ventilateur depuis déjà six semaines. Son thorax se bombe à chaque poussée du ventilateur. Pour éviter des dommages irréversibles à ses cordes vocales, il a subi une trachéotomie, comme la plupart des patients intubés de façon prolongée.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Virginia Maranon souffle dans un dispositif destiné à mesurer sa force pulmonaire. La dame de 70 ans originaire de la Bolivie est hospitalisée depuis le 24 février, ne sachant comment elle a attrapé le coronavirus.

« Il ne va pas bien. Même s’il n’est plus dans le coma, il est en delirium. Beaucoup de patients COVID font des accidents vasculaires cérébraux. Demain, un IRM (imagerie par résonance magnétique) nous dira si son cerveau a été atteint. Nous verrons », soupire le Dr Warshawsky.

Prisonniers de leurs cages de verre, ses patients sont alités dans des chambres à pression négative, séparés par d’immenses parois vitrées. Devant, des infirmières surveillent en permanence leurs signes vitaux sur de grands écrans multicolores.

Trois sont intubés et « curarisés » depuis plus d’un mois. Ils sont « en suspens », embourbés dans les sables mouvants de la COVID. On leur a injecté un paralysant musculaire pour pouvoir insuffler puissamment l’oxygène dans leurs poumons.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le Dr Paul Warshawsky est le chef de l’unité des soins intensifs de l’Hôpital général juif de Montréal. Au pire de la première vague le printemps dernier, l’unité a atteint 150% de sa capacité, raconte-t-il.

Harnachés à un entrelacs de tuyaux et d’appareils rutilants, ils flottent dans un autre espace-temps, comme des cosmonautes rattachés à leur capsule par un fil fragile. « Statistiquement, on sait qu’un sur trois va mourir. Mais on ne peut jamais savoir lequel. Chaque patient qui se retrouve devant nous a droit à 100 % des chances », insiste le chef intensiviste.

Chambre 31, Virginia Maranon, 70 ans, a l’air presque ressuscitée. La Bolivienne d’origine est assise, branchée à la canule qui déverse l’oxygène dans ses poumons. Elle ignore comment elle a contracté le virus. Elle ne sortait plus, même pas pour sa sortie hebdomadaire à l’église, raconte-t-elle en espagnol. « Si on peut lui éviter l’intubation, ses chances seront bien meilleures, car rester mobile permet de garder le tonus musculaire », explique son médecin traitant.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Inhalothérapeutes, infirmières, toutes et tous disent avoir survécu au tourbillon de la dernière année grâce au soutien indéfectible de leurs collègues.

La chambre 32 abrite un cas improbable. Celui d’un gaillard de 57 ans qui a passé une semaine sous ventilateur, avant d’être désintubé et « monté » au K-10, à l’unité COVID. Mais 72 heures plus tard, il a dû être réintubé d’urgence et placé sous ventilateur pendant deux semaines, avant d’émerger de nouveau. « Survivre à deux séjours sous ventilateur, c’est très rare. Il respire seul depuis deux jours. Mais un très long travail de réadaptation l’attend », explique le Dr Evan Wong.

Un virus, des maladies

 

En après-midi, masque N95 vissé au visage et drapés de coiffes et de blouses protectrices, nous terminons en zone COVID la tournée des patients du Dr Karl Weiss, spécialiste des maladies infectieuses de l’hôpital universitaire. Certains sont en très mauvais état. « Ce qu’on constate, c’est que la COVID n’est pas une maladie respiratoire, mais bien une maladie systémique qui peut donner des myocardites [une inflammation du muscle cardiaque] et de multiples autres problèmes, même à des gens en pleine santé », dit-il.

Une réalité qui a donné ici un nouveau sens à la collaboration et a ressoudé les équipes de travail. Plus que les écrans et les machines dernier cri, c’est la qualité du travail d’équipe qui augmente le taux de survie des patients, insiste le Dr Warshawsky, accueillant comme une star Natali Mahdavian, une physiothérapeute maintenant vénérée dans cette unité.

Inhalothérapeutes, infirmières, toutes et tous disent avoir survécu au tourbillon de la dernière année grâce au soutien indéfectible de leurs collègues. Quand l’inhalothérapeute Alexa Yaffy intubait le premier patient placé sous ventilateur au Québec, ses mains tremblaient, mais sa cheffe d’unité, Angie Spiropoulos, était au bout du fil pour la soutenir. « On a survécu à tout ça, parce qu’on était ensemble pour s’entraider », ajoute Stephanie Petizian, infirmière-chef aux soins intensifs.

Après avoir vu tant de patients mourir, le Dr Warshawsky ne peut identifier son pire souvenir de la dernière année, sinon celui de tous ces gens qui n’ont pu être sauvés.

Il préfère se rappeler des survivants, notamment de cette jeune patiente de 30 ans, infectée en début de pandémie dans une cérémonie religieuse. « Elle a été intubée, a subi une trachéo, a fait de multiples caillots sanguins. Elle a dû subir une dialyse rénale, a vécu complication après complication. Elle a passé trois mois avec nous aux soins intensifs. Pour moi, ce cas incroyable, ça incarne à la fois ce que j’ai vécu de pire et de mieux durant cette pandémie. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Prince Kordah désinfecte une chambre entre deux patients possiblement atteints de la COVID-19. Il ne faut vraiment oublier aucun recoin ou détail dans la chambre, insiste-t-il.

Avant de quitter l’unité, nous recroisons le Dr Wong, le sourcil inquiet. La condition du frère de Ron Wald semble au beau fixe, mais pas celle d’un autre patient, qui vient d’entrer aux soins intensifs.

« Il a voyagé à Dubaï il y a deux semaines. Il reçoit 100 % d’oxygène et vient d’être retourné en position ventrale. Je passe devant sa chambre aux cinq minutes. On risque d’avoir à l’intuber, dit-il nerveusement. Dans ce cas, on a très peu de temps pour curariser et mettre le patient sous respirateur. »

Ici, la COVID ne fait pas relâche et l’on ne croit plus aux arcs-en-ciel depuis longtemps. Mais parfois, à de petits miracles improbables.

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