Débat délicat sur la répartition des ressources médicales et l'acceptation de la mort

Alors que le système de santé approche de son point de rupture, faut-il encore essayer de guérir les patients de 80 ans et plus atteints de la COVID-19 si cela signifie que des personnes plus jeunes ne seront plus traitées pour d’autres maladies ? La question, atrocement crue, traverse de plus en plus d’esprits, même si peu osent la formuler à voix haute tellement elle est taboue. Si le prolongement de la pandémie impose ce débat, il n’est pas sans rappeler celui sur l’acharnement thérapeutique, qui le précède.
Les statistiques sur la pandémie sont implacables : 40 % des personnes décédées avaient entre 80 et 89 ans, et 33 %, 90 ans et plus. Autrement dit, 73 % des personnes dont la mort est attribuable à la COVID-19 au Québec étaient âgées de 80 ans et plus. En décembre, dernier mois pour lequel les données sont complètes, les personnes de cette tranche d’âge ont représenté 42 % des hospitalisations. Signe qu’un certain triage a été effectué, elles n’ont représenté que 15 % des hospitalisations aux soins intensifs. C’est quand même une personne sur sept.
Une poignée de médecins ont lancé un pavé dans la mare, il y a trois semaines, en demandant sur les ondes de Radio-Canada s’il était opportun de déployer autant de ressources hospitalières pour sauver des gens qui étaient susceptibles de mourir dans un avenir rapproché, COVID-19 ou pas. L’espérance de vie au Québec est de 81 ans pour les hommes et de 84 ans pour les femmes.
La pandémie qui draine les ressources médicales depuis bientôt 11 mois met ce dilemme en lumière, mais celui-ci date de bien avant l’apparition du coronavirus. « Quand on aborde la question des coûts, ça touche aux principes de justice redistributive en éthique », explique en entrevue Lucie Baillargeon, professeure en médecine familiale à l’Université Laval, récemment retraitée. « Tout l’argent qu’on met dans tel secteur curatif pour obtenir tel résultat, ce sont des ressources qu’on ne met pas ailleurs qui pourraient peut-être bénéficier davantage à d’autres groupes de patients ou d’autres fonctions dans notre société. »
Mme Baillargeon enseigne aux futurs médecins les quatre « niveaux de soin » pouvant être accolés à un patient. Le niveau A commande de « prolonger la vie par tous les soins nécessaires » tandis que le D, à l’autre bout du spectre, demande au corps médical d’« assurer le confort uniquement, sans viser à prolonger la vie ». Elle enseigne l’importance pour les médecins d’avoir des discussions à ce sujet avec leurs patients très tôt en début de maladie.
Mais le corps médical n’a pas de contrôle sur le niveau attribué à un patient : c’est ce dernier — ou ses proches en cas d’incapacité — qui donne ses consignes aux soignants. « Si ça n’a absolument aucun bon sens, [le médecin] peut refuser, mais il va devoir prendre des précautions, comme demander l’avis d’un collègue et bien documenter sa décision », explique Mme Baillargeon. En d’autres termes : bien des médecins vont préférer traiter plutôt que de s’attirer des ennuis, judiciaires notamment.
La Dre Isabelle Leblanc, qui préside le groupe Médecins québécois pour le régime public, rappelle que le médecin exerce son jugement clinique. « Est-ce que tout le monde qui veut aller aux soins intensifs y va ? Non. C’est comme avec les antibiotiques que tout le monde veut. Il y a quand même un jugement clinique qui est posé. Si vous venez me voir, que vous avez éternué deux fois et êtes certain que c’est une sinusite, probablement que je vais dire non. »
« L’équipe soignante peut décider que ce n’est pas approprié », ajoute- t-elle. Mais elle reconnaît que « ça peut devenir compliqué quand le patient a dit qu’il voulait que tout soit fait. […] Le bât peut blesser quand la famille veut vraiment qu’on fasse tout et qu’on n’arrive pas à lui faire comprendre que ça pourrait être quelque chose de douloureux. Là, ça dépend des milieux de soin. Certains sont à l’aise de dire que ce n’est pas adéquat. […] D’autres, où c’est parfois plus difficile, vont essayer [de soigner] quand même ».
Faire cheminer le patient… et changer de niveau
La Dre Lucie Paule Doyon en a long à dire à propos des soins apportés aux personnes âgées. Cette médecin œuvre depuis 36 ans dans les CHSLD (quel qu’ait été leur nom à travers les décennies). Elle fournit à la pelletée des anecdotes de personnes extrêmement âgées et malades qui ont reçu des soins aigus dont la pertinence était discutable.
Que ce soit cette dame de 75 ans, en combat contre un cancer du sein métastatique depuis quelques années, à qui on a quand même suggéré en avril dernier une opération parce que le cancer avait atteint son pancréas. Ou cette autre de 92 ans subissant de la dialyse trois fois par semaine et que la famille voulait envoyer à l’hôpital chaque fois qu’elle faisait de l’eau sur les poumons.
« Je dois aider la famille à cheminer, explique-t-elle en entrevue. Mais je ne peux pas les forcer à prendre la décision qui me semble comme le sens commun. […] Les gens doivent nous faire confiance. Je ne peux pas passer pour le docteur piqûre de morphine. »
Utiliser juste l’âge, c’est problématique, car il y a des personnes de 80 ans qui sont l’équivalent de personnes de 55 ans en matière de santé ou d’acuité cognitive. [...] Comme société, on n’a pas décidé que l’âge uniquement était une raison pour décider si quelqu’un peut bénéficier des soins intensifs.
La Dre Doyon explique que les niveaux de soins créent parfois des tensions entre les divers pans du réseau de la santé. Il arrive, relate-t-elle, que l’hôpital réclame d’un CHSLD dont lui arrive un patient âgé et mal en point que son niveau de soins soit revu de B à C, par exemple. « C’est facile pour les gens qui travaillent à l’hôpital de se plaindre que les gens leur arrivent des CHSLD et qu’il faut les intuber [parce qu’ils ont un niveau élevé], dit la Dre Doyon. Mais c’est aussi à eux de dire : “Je m’excuse, mais à votre âge, je ne vous intube pas.” Mais eux non plus ne sont pas capables. »
En outre, les niveaux B et C ont des pourtours flous pouvant se chevaucher selon l’interprétation qu’en fait un intervenant ou un autre. Après tout, le B demande de « prolonger la vie par des soins limités » et le C, « d’assurer le confort prioritairement à prolonger la vie ». « L’hôpital a aussi son bout à faire, pense la Dre Doyon. Si j’envoie un patient de niveau C, qu’il le traite comme tel et non comme un niveau B. » Car ensuite, constate-t-elle, les attentes des familles s’en trouvent rehaussées.
La professeure Baillargeon ajoute que certains secteurs de la médecine doivent cheminer et cesser de toujours aller jusqu’au bout des possibilités. Quand on lui soumet le cas vécu d’une personne âgée, atteinte d’une tumeur extrêmement maligne ne lui accordant au mieux que cinq mois à vivre, à qui le médecin a quand même proposé de la radio- thérapie et de la chimiothérapie, elle admet ressentir « un certain malaise ».
« Une des difficultés des médecins qui interviennent dans des secteurs comme la neurochirurgie et l’hémato-oncologie, c’est qu’il y a toujours autre chose qu’on peut faire. Ils sont beaucoup axés sur l’intervention. […] Il reste encore du travail à faire par rapport à l’établissement des niveaux de soin. Le problème de certains médecins, c’est parfois que, parce qu’on peut encore faire quelque chose, on va le proposer. La recommandation devrait être travaillée. »
Le Dr Alain Naud est un médecin de famille de Québec qui pratique aussi l’aide médicale à mourir. Il se réjouit que la légalisation de cette pratique ait amené la société à parler davantage de la mort. Mais il pense qu’une réflexion sur les soins à apporter aux personnes arrivant à la fin de leur vie s’impose. « On aurait dû penser à ça il y a longtemps, bien avant la pandémie », dit-il.
Le Dr Naud milite pour que les citoyens réfléchissent davantage à ces questions, notamment en remplissant leurs Directives médicales anticipées. Il note qu’il arrive souvent que le niveau de soins accolé à un patient n’ait pas été révisé depuis longtemps. Pendant les trois semaines où il a prêté main-forte à l’effort COVID-19, il a entrepris de vérifier les niveaux des patients. « J’ai vu des patients qui avaient dans leur dossier au CHSLD un niveau A et qui étaient pris avec une démence sévère, relate le Dr Naud. Après discussion avec la famille, on ramenait ça à D ! Ce n’était pas rare. Si je n’étais pas passé dans le dossier, avec un niveau A, s’il avait de la difficulté à respirer, malgré sa démence sévère, il fallait l’envoyer à l’hôpital. »
Le tabou des coûts
Plusieurs médecins ont expliqué au cours des dernières semaines que, si autant de personnes âgées étaient envoyées à l’hôpital pour cause de COVID-19, c’est parce que les CHSLD et les résidences pour personnes âgées (RPA) prodiguent, paradoxalement, peu de soins médicaux.
« C’est le paradoxe des soins de longue durée », confirme la Dre Doyon. « En temps de pandémie, il n’y a même pas de personnel infirmier pour prodiguer les soins de confort. » En mars dernier, une de ses patientes de 93 ans a fait un AVC massif en RPA et il a été décidé qu’on ne lui prodiguerait que des soins de confort pour la laisser partir doucement. « Pendant 72 heures, je n’ai pas eu de morphine parce que le gouvernement avait accaparé toute la morphine pour la donner aux hôpitaux. » Au CIUSSS, on lui a suggéré d’envoyer la dame… à l’urgence.
Dans tout ce débat se profile surtout l’extrême tabou des coûts associés aux soins. Une place en CHSLD coûte plus ou moins 100 000 $ par année, 25 % de plus en situation de COVID-19, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux. Un lit aux soins intensifs coûte 4000 $ par jour (1,5 million de dollars par année), à quoi s’ajoute le salaire des médecins intensivistes.
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La Dre Doyon relate le cas rencontré par un jeune collègue d’un homme de 92 ans qui était aux soins intensifs depuis 555 jours. « C’était une personne avec une démence sévère. Mais la famille ne voulait pas le débrancher. […] Pensez-vous que quelqu’un de 90 ans, dément, serait intubé pendant 555 jours s’il payait la facture ? demande la Dre Doyon. Je ne suis pas sûre de ça. A-t-on les ressources pour payer tout ça ? Jusqu’où doit-on aller ? Je ne sais pas. »
Alors, faudrait-il déterminer un âge au-delà duquel les admissions aux soins intensifs ne seraient pas permises ? Personne n’ose s’aventurer sur ce terrain.
« Utiliser juste l’âge, c’est problématique, car il y a des personnes de 80 ans qui sont l’équivalent de personnes de 55 ans en matière de santé ou d’acuité cognitive, explique la Dre Isabelle Leblanc. […] Comme société, on n’a pas décidé que l’âge uniquement était une raison pour décider si quelqu’un peut bénéficier des soins intensifs. »
Lucie Baillargeon ajoute que l’âge ne témoigne pas de tout. « Si vous avez 80 ans et vivez dans votre maison, tondez votre gazon et conduisez votre voiture, il y a de fortes chances qu’après une courte intubation, vous retourniez chez vous. Mais si vous avez 80 ans et êtes en CHSLD avec des pertes cognitives et d’autres maladies physiques faisant que vous êtes en grande perte d’autonomie, vous embarquer dans des soins intensifs, c’est une autre histoire. Alors, on ne peut pas juste citer l’âge. »
Lucie Paule Doyon est légèrement moins catégorique. Elle relate le cas d’un homme de 89 ans en très bonne forme que la famille a demandé de gaver après qu’un AVC l’a laissé immobile et incapable de s’alimenter. « La famille disait qu’il faisait encore de la bicyclette avant l’accident. Oui, mais il a 89 ans. Il est chanceux d’avoir pu faire de la bicyclette jusqu’à 89 ans. Là, c’est la fin. Mais essayer de parler de la mort avec les gens, c’est difficile. »
C’est en quelque sorte le paradoxe moderne : on s’apitoie sur le sort des personnes âgées en perte d’autonomie qui s’étiolent dans les CHSLD, mais on n’accepte pas que la mort puisse les emporter quand elles étaient encore bien portantes. Il faut d’abord tout essayer. La Dre Doyon note à cet égard que le personnel médical aussi a de la difficulté à accepter que l’on meure en santé.
La famille d’un de ses patients fraîchement arrivé en CHSLD avait demandé qu’il ne reçoive que les soins de confort si sa situation se dégradait. La dégradation est survenue à peine une semaine plus tard. « Personne n’a voulu donner la morphine ! Les infirmières avaient peur et disaient : “On va le tuer !”»
Délestage contre priorisation
Si la situation pandémique s’est légèrement calmée au cours des derniers jours, le spectre des protocoles de priorisation plane toujours. La priorisation consiste à déterminer qui, de deux malades, aura accès au seul lit disponible. Pour caricaturer. Le délestage, lui, consiste à cesser des activités moins urgentes afin de libérer des lits dans le système pour traiter les cas de COVID-19.
Mais l’un n’est pas nécessairement arrimé à l’autre. Le choix doit-il seulement être fait entre deux patients dans un état critique, ou entre ces deux patients et un troisième plus jeune qui voit sa chirurgie oncologique reportée ? Une douzaine de médecins spécialistes ont exprimé la semaine dernière dans La Presse leurs vives inquiétudes quant à la répartition actuelle des ressources médicales. Ils prédisent que la réduction des soins courants se traduira par une hausse des décès au cours des prochaines années.
C’est le dilemme du sauveteur, illustre Lucie Baillargeon. « On est sur le bord d’une piscine et on voit des gens en train de se noyer et d’autres qui s’épuisent et qui seront en difficulté bientôt. Qui va-t-on chercher en premier ? Dans la vie, l’urgence est vue comme une urgence et on s’y consacre tout de suite parce que ces gens risquent de mourir. »
Le Collège des médecins rappelle que la société « met au cœur de ses valeurs fondamentales l’accès aux soins de santé pour tous » et que cela « demeure en contexte de pandémie ». Il invite ses membres à toujours bien discuter avec les patients afin que ceux-ci « puissent recevoir, autant que possible dans le contexte actuel, les soins les plus appropriés à chacun, au moment le plus opportun ».
Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux, il y a environ 17 000 lits d’hôpitaux au Québec, dont 1200 en soins intensifs. Au 17 décembre, 7 % des lits ordinaires étaient réservés aux patients atteints de la COVID-19, taux qui a augmenté à 11 % à la mi-janvier. Le taux de lits COVID-19 aux soins intensifs en décembre était de 22 %, mais le ministère souligne qu’on pourrait friser les 60-70 % si le nombre de cas continue d’augmenter. Réservons-nous trop de lits à la COVID-19 ?
Plusieurs font valoir que ce sont des arbitrages que le système de santé peine à faire en général. « Est-ce que ça vaut la peine de vacciner quelqu’un [contre la COVID-19] qui est [atteint de la maladie d’] Alzheimer au stade 6 mais qui est en CHSLD parce qu’on a décidé de vacciner tout le monde en CHSLD ? se demande le Dr Naud. On ne s’est pas posé la question. Mais est-ce que le vaccin aurait été plus utile, dans un contexte de pénurie, pour le père ou la mère de famille de 40 ans qui travaille dans un hôpital en entretien ménager et qui côtoie des patients ? »
« On ne l’a jamais faite [cette réflexion] dans le système de santé, conclut la Dre Doyon. Au-delà de la COVID-19, c’est vrai pour toutes les pathologies. Est-ce normal qu’à 100 ans, on mette des tuteurs coronariens ? Mais il y en a. Et beaucoup. […] Le plus grand débat, c’est qu’on ne veut plus voir la mort. »