Le Far West des produits de santé naturelle

L’engouement pour certains produits naturels, dont les huiles essentielles, est bien réel.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L’engouement pour certains produits naturels, dont les huiles essentielles, est bien réel.

En attente d’une réforme depuis maintenant cinq ans, la réglementation sur les produits naturels de Santé Canada contribue à ce que des allégations trompeuses puissent être véhiculées. Une situation d’autant plus problématique avec la COVID-19.

« La faiblesse de la réglementation de Santé Canada explique l’engouement autour des produits naturels chaque fois qu’un nouveau virus ou qu’une nouvelle maladie fait son apparition », souligne d’entrée de jeu Bertrand Bolduc, président de l’Ordre des pharmaciens du Québec.

Au cœur d’une controverse pour avoir fait la promotion sur son site Internet d’un « protocole naturel anticoronavirus » en mars dernier, Jacynthe René, fondatrice de la Maison Jacynthe, a lancé sa « pharmacie d’apothicaire » dans laquelle on retrouve une panoplie de formules comme « Défense autour de soi » ou « Solution rhume & grippe ». « La COVID a précipité cette création. Parallèlement, j’ai travaillé avec la pharmacienne pour des huiles qu’on pourrait déposer dans le masque, qu’on pourrait respirer, diffuser. Des mélanges homologués par Santé Canada pour soulager des symptômes du rhume, de la toux, décongestionner », explique-t-elle.

« MJ apothicaire, ce sont les produits qui ont une connotation thérapeutique, tous homologués par Santé Canada. C’est nouveau qu’on se soigne ici avec des huiles essentielles. C’est ma grande fierté. J’utilise des formules comme ça depuis longtemps, mais c’est tout un travail de les faire reconnaître », lance Jacynthe René au bout du fil.

On joue absolument avec les mots. Ce sont des formulations inadéquates et trompeuses.

Le Devoir a demandé au pharmacien et vulgarisateur scientifique Olivier Bernard, plus connu sous le pseudonyme du Pharmachien, si l’homologation des produits de santé naturelle prouvait leur efficacité thérapeutique.

« Santé Canada autorise d’emblée certaines affirmations quand des ingrédients spécifiques sont présents, parce que ça a déjà été autorisé dans le passé. Vu que chaque produit contient plusieurs ingrédients ou huiles essentielles, ça leur permet d’avoir accès à une vaste gamme d’allégations thérapeutiques », précise-t-il.

Ces allégations de santé générale, telles qu’elles sont formulées, ne requièrent donc pas de preuves scientifiques formelles, car elles sont très générales. « Le truc est d’ajouter “aide à” devant l’allégation souhaitée et ça passe », résume M. Bernard.

« On joue absolument avec les mots. Ce sont des formulations inadéquates et trompeuses », note quant à lui Normand Voyer, professeur au Département de chimie de l’Université Laval.

D’autres stratégies sont utilisées par les fabricants, comme le fait de soumettre à Santé Canada une « opinion d’expert » comme gage d’efficacité.

« Tout ça illustre à quel point la réglementation extrêmement permissive et déficiente de Santé Canada permet à un fabricant de dire pas mal tout ce qu’il souhaite, même sans preuves scientifiques », estime Olivier Bernard.

Le truc est d’ajouter “aide à” devant l’allégation souhaitée et ça passe.

Que garantit alors l’obtention d’un « numéro de produit de santé naturelle » (NPN) dans le cadre de la réglementation actuelle ? « Ce n’est pas parce que tu as un NPN que Santé Canada a homologué ton produit, ça ne veut absolument pas dire que Santé Canada a fait des études et a conclu à l’innocuité et à l’efficacité de ton produit. Santé Canada t’a seulement attribué un numéro. On ne parle pas d’un médicament, qui lui est homologué, il a un numéro DIN [drug identification number, ou numéro d’identification d’un médicament] », précise Normand Voyer.

Pendant ce temps, l’engouement pour certains produits naturels, dont les huiles essentielles, est bien réel. Cette année, la chaîne de produits naturels Avril a enregistré une augmentation de 220 % de ses ventes de Ravintsara, une huile essentielle présentée comme antivirale.

« Ce n’est pas nous qui la mettons en avant. Les gens lisent beaucoup, vont sur Internet, achètent des livres sur l’aromathérapie », indique Sylvie Senay, cofondatrice des supermarchés Avril.

L’engouement pour les produits naturels constitue souvent un retour à la case départ pour les pharmaciens, qui doivent démonter l’équation « naturel = pas dangereux » et qui peut mener à de fâcheuses situations, dit Bertrand Bolduc, président de l’Ordre des pharmaciens du Québec.

« Laisser des gens dire [qu’un produit naturel] “peut aider à soulager” certains maux lorsqu’on n’a aucune preuve, c’est un peu tannant. […] On ne peut pas commencer à remplacer nos médicaments par ça. On ne peut pas remplacer nos pompes pour l’asthme par une huile essentielle », mentionne-t-il.

Les efforts des pharmaciens ont été déployés dans les dernières semaines à la vulgarisation des effets du nouveau vaccin contre la COVID-19, qui, rappelle-t-il, demeure actuellement le seul moyen de prévenir la maladie.

Une réforme qui se fait attendre

 

Santé Canada indique qu’elle prévoit « d’aller de l’avant avec une consultation officielle sur un projet de règlement en 2021 », dans une déclaration écrite transmise au Devoir, après avoir refusé nos demandes d’entrevue.

En 2016, 3567 Canadiens ont participé à une consultation en ligne sur la modernisation des produits d’autosoins, qui comprennent cosmétiques, produits de santé naturels et médicaments en vente libre. Les personnes ont notamment été interrogées pour savoir si elles étaient favorables à ce qu’aucune allégation de diagnostic, de traitement ou d’atténuation d’une maladie et d’un problème de santé ne puisse être faite sans preuve scientifique. Or, les résultats ont été biaisés, a révélé un rapport dévoilé en 2017. Des fabricants et consommateurs de produits de santé naturels, opposés à ce que les produits de santé naturels soient approuvés selon des preuves scientifiques, ont lancé une campagne de mobilisation.

« Je ne pointe pas Santé Canada du doigt dans tous les dossiers, mais disons que dans celui des produits de santé naturelle, ils ne sont pas très rapides », se désole M. Bolduc, président de l’Ordre des pharmaciens du Québec.

Un manque de contrôle

 

Les experts consultés par Le Devoir s’accordent pour dire qu’aucun contrôle de qualité des produits de santé naturels n’est assuré par Santé Canada. « Ça prend 100 % de la description du produit sur la liste des ingrédients avec les pourcentages. Il faut s’assurer d’un point de vue réglementaire que ce qui est sur l’étiquette est ce qui est dans le produit », estime la Dre Maude St-Onge, présidente du Centre antipoison du Québec.

Même observation du côté de Dino Halikas, président de l’Association des naturopathes agrées de Québec (ANAQ) : « Santé Canada vérifie l’étiquette, que la réclame est la bonne, tout comme la posologie et la quantité de plantes. Ils donnent une approbation, mais si vous ajoutez un mot ou une phrase sur vos 2000 boîtes, ça prend quelqu’un qui fait une plainte. Ils n’ont pas d’inspecteurs qui se promènent dans les boutiques », précise M. Halikas. Il déplore aussi que la profession de naturopathe ne soit toujours pas reconnue au Québec, contrairement à l’Ontario ou la Colombie-Britannique. Le président de l’ANAQ fait un lien direct entre les mauvais conseils de certains de ses confrères et la mauvaise presse au sujet des produits naturels.

Pour le pharmacien et vulgarisateur scientifique Olivier Bernard, reconnaître la profession reviendrait à légitimer les allégations des produits de santé naturels.

« Dans les autres provinces canadiennes où ils ont créé des ordres professionnels de naturopathie, les naturopathes n’ont pas amélioré leurs pratiques, ils continuent à faire des traitements de cancer avec des herbes ou des huiles essentielles, et ils ont un ordre professionnel. On leur a donné l’aura de légitimité. On devrait plus resserrer la réglementation sur ce qu’on peut ou ne peut pas vendre », conclut Olivier Bernard.

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