VIH-sida: un désir dangereux

L’univers des «chasers» et des «gifters» a été peu documenté par le milieu universitaire.
Photo: Getty Images L’univers des «chasers» et des «gifters» a été peu documenté par le milieu universitaire.

On n’en meurt peut-être plus systématiquement comme dans les années 1980, mais le VIH-sida fait encore peur. Du moins, à la plupart des gens. Car il existe dans la communauté gaie une frange marginale, mais réelle, de personnes cherchant activement à contracter le virus… et d’individus séropositifs ne demandant qu’à exaucer leur souhait. Bienvenue dans le monde méconnu et psychologiquement complexe des « gift givers » et des « bug chasers ».

Les bug chasers, terme qu’on pourrait traduire par « pourchasseurs de germes », sont des personnes séronégatives (ou « neg » dans le jargon) désireuses de contracter le VIH. Les gift givers, ou « donneurs de l’offrande », sont des personnes séropositives, ou « poz », en quête de partenaires séronégatifs à qui transmettre le virus qui les habite. Les « gifting partys » sont donc des rencontres entre negs et poz pour s’adonner à des relations sexuelles non protégées et répétées afin que la transmission se fasse.

Marc-Anciel Gaudette, du Mouvement d’information et d’entraide dans la lutte contre le VIH-sida à Québec (MIELS-Québec), confirme que le phénomène, quoique très marginal, existe bel et bien. « On n’en parle pas parce que ça représente l’ultime tabou au chapitre du risque à prendre. Mais ça existe et, si on n’en parle pas et qu’on continue d’invisibiliser ça, ça nous empêche de mieux en comprendre les motivations. »

L’univers des chasers et des gifters a été peu documenté par le milieu universitaire. L’une des rares études scientifiques sur le sujet — « Generationing, Stealthing, and Gift Giving : The Intentional Transmission of HIV by HIV-Positive Men to their HIV-Negative Sex Partners » — a été publiée aux États-Unis par Hugh Klein en 2014 dans Health Psychology Research.

L’auteur y exposait notamment le comportement d’un poz qui concevait la contamination d’une personne séronégative comme un geste de filiation. Le sujet, identifié comme R986, expliquait avoir contaminé un premier homme, devenu du coup son « fils ». Ensemble, ils ont organisé des séances avec un autre homme séronégatif, devenu alors le « petit-fils » du premier. Et ainsi de suite. R986, présenté commeun homme très éduqué, en était à sa huitième génération et il déplorait de devoir déménager pour son travail, car cela allait rendre la poursuite de cette entreprise de filiation difficile. Il disait trouver « incroyablement sensuelle l’idée d’avoir [s]on ADN à l’intérieur d’un autre homme qui peut ensuite le transmettre à d’autres hommes pour [lui] ».

Le Dr Réjean Thomas, président-fondateur de la clinique L’Actuel spécialisée dans le traitement des personnes atteintes du VIH ou à risque de l’être, se montre sceptique. « J’entends parler de ça depuis 40 ans, depuis avant la trithérapie. Et je n’ai jamais vu ça. Les gens ne sont pas obligés de tout nous dire non plus, mais pour moi, c’est une légende urbaine. Quand j’ai vu des cas se rapprochant de cela, c’étaient des gens qui avaient des problèmes de santé mentale et de dépression. »

Martin Blais, cotitulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie de l’UQAM, a une impression similaire. « Je n’avais pas entendu ces termes depuis longtemps, écrit-il au Devoir. Avec la prophylaxie pré-exposition [PrEP] et l’approche de traitement comme prévention, j’avais l’impression que les motivations à être infecté avaient perdu leur attrait — notamment, se libérer du risque d’infection, de l’anxiété qui peut l’accompagner et du frein qu’il peut poser aux pratiques sexuelles préférentielles. »

Quelques autres études ont épluché les sites de rencontre pour essayer de déterminer la prévalence du phénomène dans la communauté gaie. Mais dans sa recherche « Wanting HIV Is “Such a Hot Choice” : Exploring Bugchasers’ Fluid Identities and Online Engagements », datée de 2019 et publiée dans Deviant Behavior, Jaime García-Iglesias met en garde contre la tentation de conclure qu’une personne se disant chaser dans le monde dématérialisé se comporte comme tel dans la réalité en chair et en os.

L’étude de García-Iglesias fait état de trois sujets représentatifs d’autant de tendances dans le milieu. Scott, un Australien de 53 ans, assumait totalement son désir d’être infecté. Il disait souffrir d’être encore séronégatif et se promettait de devenir un généreux donneur le jour où il contracterait le VIH. « Je veux avoir une partie d’un autre homme qui vit en moi. C’est presque comme le désir d’être enceinte. »

Marvin, un Britannique de 69 ans ayant vu à peu près tous ses amis mourir du sida dans les années 1980, adoptait un comportement sexuel sécuritaire, mais avait créé sur Internet un avatar d’une vingtaine d’années se définissant comme un avide bug chaser. Cela relevait pour lui du pur fantasme théorique.

Enfin, Milo, un Français de 28 ans, était ambivalent. Il prenait la PrEP (voir encadré), ce médicament qui immunise les séronégatifs contre le virus, mais cessait de temps à autre le traitement pour se mettre en danger. Il voyait la PrEP comme les petites roues sur les vélos pour enfants : quelque chose qui le sécurisait, mais qu’il retirerait peut-être un jour.

Le phénomène est donc complexe et défie la caricature qui pourrait émerger au premier abord. Le Devoir a contacté Dale, un jeune homme séronégatif de Chicago ayant récemment accepté une invitation à un gifting party sur le site Breeding Zone. Dans le forum de discussions, Dale se montrait plus qu’enthousiaste à l’idée de recevoir le « don » du VIH. Mais dans son texto, le message était bien différent. « J’ai renoncé [au bug chasing], écrit-il. Je suis entré en contact avec un gars et cela m’a tellement effrayé que je suis allé voir mon médecin tout de suite après et j’ai obtenu un traitement. Ce n’était pas à la hauteur de mon fantasme. C’était un fantasme, et la réalité n’était pas aussi plaisante. »

Quel fantasme, au juste ?

Mais quel est donc ce fantasme que cherchent à assouvir les personnes séronégatives en quête d’un virus aussi lourd de conséquences ? Car si le VIH est désormais considéré comme une condition chronique plutôt que comme une maladie mortelle, il oblige tout de même la personne infectée à se médicamenter pour le restant de ses jours. Sans compter qu’elle devra composer avec le stigma encore rattaché au VIH, compliquant sa vie amoureuse et sexuelle. Cela va donc bien au-delà du simple désir de contracter le virus pour ne plus angoisser à l’idée de le contracter…

Selon Marc-Anciel Gaudette, les motivations des bug chasers sont multiples et varient d’un individu à l’autre. Certains sont tout simplement mus par une tendance à l’autodestruction, cette impulsion bien humaine qui en amène d’autres à fumer bien que connaissant le risque de développer ainsi un cancer et d’en mourir.

D’autres sont en quête d’appartenance à la communauté. « Le VIH a longtemps été associé à l’homosexualité. […] Le VIH devient une forme d’identité liée au fait d’être gai, puisqu’il nous faut composer avec ça tous les jours. Certains voient [le bug chasing] comme une façon de se réapproprier le “narratif” sur notre sexualité et notre histoire », explique Marc-Anciel Gaudette.

D’autres, encore, y voient une façon d’affirmer leur masculinité, celle qui se moque du danger. Dans la même veine, il y a aussi un phénomène d’érotisation du danger. « La PrEP l’a diminué, raconte Marc-Anciel Gaudette. Des gens en viennent à s’ennuyer du thrill. » Un peu comme certains anciens consommateurs de marijuana se sont détournés de l’herbe une fois que celle-ci est devenue légale.

Mais la motivation peut-être la plus profonde en est une de reprise de contrôle. La communauté gaie a longtemps vécu dans la peur du VIH. Vouloir consciemment le contracter, c’est une façon de rompre avec cette peur. « Le bug chasing est une façon de reprendre le pouvoir quant au choix d’avoir le VIH ou non. Au lieu de vivre dans la peur et l’anxiété que ça peut nous arriver, on fait le choix de s’exposer volontairement et on se prépare mentalement à ce que cela entre dans notre vie. »

Marc-Anciel Gaudette fait un lien avec les gens qui refusent ces jours-ci de porter un masque pour se protéger de la COVID-19. « Le mécanisme cognitif reste le même. On a de la difficulté à comprendre, dans le cas de la COVID, ce qui pousse les gens à faire cela, parce que pour nous ce n’est pas logique, mais c’est la même chose. »

Ne pas divulguer, parfois criminel ici

Il est encore possible que des accusations criminelles soient déposées contre une personne séropositive ayant omis de mentionner son statut à son partenaire sexuel. Le Québec, en effet, n’a pas modifié les consignes données à ses procureurs quant aux circonstances dans lesquelles de telles accusations sont justifiées.  

Depuis un jugement de la Cour suprême de 2012, la divulgation de sa séropositivité n’était plus obligatoire si une personne avait une charge virale indétectable (donc suivait un traitement) et utilisait un condom.

En décembre 2018, Ottawa a modifié cette règle. Désormais, il n’est plus nécessaire de divulguer sa séropositivité si on a une charge virale indétectable ou si on porte un condom. Une personne ayant une charge détectable — et donc transmissible — peut donc, sans crainte de poursuite, ne pas divulguer son état à son partenaire si le condom est utilisé.

La directive d’Ottawa s’appliquait toutefois seulement aux procureurs de la Couronne des trois territoires. Les provinces devaient chacune emboîter le pas. Ce que le Québec n’a pas fait, confirme le bureau du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. « L’approche juridique du Québec dans ces cas de poursuites demeure la même. Les procureurs et le régime de poursuites en place suivent les principes et lignes directrices découlant de la Cour suprême du Canada », écrit la porte-parole Élisabeth Gosselin.


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