Le personnel de la santé hypothéqué

Selon plusieurs travailleurs de la santé interrogés, le Québec a failli à sa tâche de protéger adéquatement son personnel médical.
Photo: Thomas Coex Agence France-Presse Selon plusieurs travailleurs de la santé interrogés, le Québec a failli à sa tâche de protéger adéquatement son personnel médical.

Le quart des cas de COVID-19 au Québec touchent le personnel médical, un taux élevé qui a laissé des séquelles — pas seulement physiques — sur le terrain.

Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), environ 13 655 travailleurs de la santé ont été infectés par la COVID-19 au Québec depuis le début de la pandémie, alors que 54 383 cas ont été recensés dans l’ensemble de la population. 25 % des cas déclarés au Québec touchent donc le personnel médical. Ces données ne concernent que les travailleurs du réseau public et excluent le personnel travaillant dans des résidences privées pour aînés (RPA) et dans les ressources intermédiaires (RI), pour lesquelles le MSSS dit ne pas compiler de données. La province déplore par ailleurs neuf morts parmi son personnel médical.

Un lourd bilan qui semble être encore plus pesant qu’ailleurs. La moyenne mondiale s’établirait à 7 %, selon le Conseil international des infirmières (CII) — qui regroupe 130 associations nationales d’infirmières dans le monde. L’organisation, qui a compilé les données d’une trentaine de pays, souligne toutefois qu’il s’agit là d’un portrait partiel et préliminaire et que la définition de « travailleurs de la santé » peut différer d’un pays à l’autre.

Joint à Genève, le directeur général du CII, Howard Catton, dit faire pression sur l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour qu’elle prenne en charge cet exercice. « C’est un scandale que ces données ne soient pas recueillies de manière standardisée et obligatoire à travers le monde », lance-t-il.

L’Agence de santé publique du Canada a fourni au Devoir une compilation des données pour l’ensemble des provinces canadiennes. En Ontario, 16,6 % des cas de COVID-19 touchent le personnel médical et en Colombie-Britannique, cette proportion est de 15,9 % — soit les deux plus hauts taux du pays. Les données fournies par l’Agence révèlent que le taux au Québec n’est que de 12,8 %, soit une proportion deux fois moins élevée que ce que confirme le MSSS. L’Agence n’a pu fournir d’explications au Devoir pendant plusieurs jours sur cette forte disparité.

Comment expliquer ce haut taux d’infections au Québec ? Le MSSS souligne que « des études plus poussées seront nécessaires pour analyser la situation ». Puisque les travailleurs de la santé — qui sont davantage exposés au virus — font partie des groupes priorisés pour les tests de dépistage, « il est possible qu’ils soient surreprésentés en proportion dans les cas confirmés », avance Marie-Claude Lacasse, porte-parole du MSSS.

Des travailleurs asymptomatiques ont également infecté plusieurs « collègues et résidents de divers milieux de vie, à un stade de la pandémie où les connaissances sur la COVID ne permettaient pas de conclure que les personnes asymptomatiques pouvaient transmettre la maladie », ajoute-t-elle.

Le Devoir a tenté sans succès d’obtenir le taux d’infection au Québec du personnel ayant travaillé en zone chaude — ce qui aurait permis d’avoir un portrait encore plus juste du degré de protection du personnel médical ; cette donnée n’est toutefois pas colligée par le MSSS.

Il a malgré tout été possible d’apprendre qu’au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, 1592 employés ont reçu un diagnostic positif à la COVID-19, alors que 6460 employés ont travaillé en zone chaude (25 %). Au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, on dénombre 1626 employés positifs alors que 6288 ont évolué en zone chaude (26 %). Au CISSS des Laurentides, plus spécifiquement dans les CHSLD, RPA et RI, 259 employés ont été déclarés positifs, alors que 860 ont travaillé en zone chaude (30 %).

Tant le MSSS que les CIUSSS et les CISSS préviennent toutefois que ces données doivent être interprétées avec prudence puisque les travailleurs de la santé ont pu être infectés dans la communauté, et non sur leurs lieux de travail.

 

Perte de confiance

Sur le terrain, le fort taux de contamination du personnel médical — qui s’est surtout produit durant les premières semaines de la pandémie — laisse encore des traces. Selon plusieurs travailleurs de la santé interrogés, le Québec a failli à sa tâche de protéger adéquatement son personnel médical. Manque de préparation, pénurie de matériel médical, directives et protocoles changeant de jour en jour, voire d’heure en heure : le portrait esquissé est celui d’une vaste improvisation qui s’est soldée en une perte de confiance envers l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

« L’INSPQ, c’est n’importe quoi. C’est soi-disant un organisme indépendant. Mais les règles changeaient sans arrêt et on avait vraiment le sentiment que [les directives de l’INSPQ] évoluaient selon le stock disponible », s’indigne Françoise Ramel, présidente par intérim du Syndicat des professionnels en soins de santé du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Celle-ci parle d’ailleurs clairement de mensonges. « Quand vous dites à une infirmière : tu n’as qu’une blouse de protection pour toute la journée, mais ce n’est pas grave, tu ne risques rien [en te promenant de chambre en chambre], alors qu’on sait que ce n’est pas possible, que ce n’est pas correct… » L’infirmière estime que l’INSPQ aurait dû agir avec transparence et jouer franc-jeu avec le personnel médical. « Si on avait expliqué qu’on avait un gros problème, qu’on n’avait plus assez de blouses et qu’il fallait gérer le stock de manière très serrée, le personnel aurait collaboré. »

La Dre Joanne Liu estime également que le lien de confiance avec l’INSPQ s’est étiolé. « On était en train d’apprendre au même moment qu’on était en train d’agir, et ça, tout le monde l’a compris — les gens pardonnent que tu sois en train d’apprendre. Mais il faut qu’il y ait une transparence pour que ça fonctionne, pour garder le lien de confiance avec la population », souligne l’ex-présidente de Médecins sans frontières, qui a combattu le virus Ebola en Afrique.

Il n’est cependant pas rare d’observer un taux d’infection du personnel médical plus élevé en début d’épidémie, relève la Dre Liu. « Ça demeure un drame qu’il faut absolument souligner […], mais la tendance dans les épidémies, c’est qu’au début il y a plus d’infections [parmi le personnel] et qu’ensuite ça s’améliore. » Une tendance qui a été observée au Québec.

Ce manque de transparence — jumelé au fait que les autorités ont à plus d’une reprise fait porter le blâme aux travailleurs de la santé pour expliquer la forte contamination du personnel médical — fait également fulminer Natalie Stake-Doucet. L’infirmière est allée prêter main-forte en CHSLD à la mi-avril. Trois semaines plus tard, elle recevait un diagnostic positif à la COVID-19. « Au début, on était des anges gardiens, puis des guerrières, et ensuite on est devenues des incompétentes qui ne savent pas mettre leur équipement de protection individuel correctement », ironise-t-elle.

La valse des recommandations était pourtant étourdissante, ce printemps, au point de perdre pied. « On recevait des directives contradictoires dans la même journée. » L’enjeu du port du masque a été particulièrement révélateur. « Au début, des collègues se faisaient menacer par leurs gestionnaires parce qu’elles osaient porter un masque [au risque d’apeurer les résidents]. Deux semaines plus tard, on nous obligeait à en porter un. Pourtant, personne ne s’est excusé. Et après, on nous dit que c’est notre faute si on a été infectées », s’indigne-t-elle.

L’INSPQ a refusé nos demandes d’entrevue. Les recommandations en vigueur afin de protéger le personnel médical seraient en train d’être « modulées afin de les adapter aux nouvelles connaissances », nous a-t-on mentionné.

Du côté de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), l’organisme dit avoir effectué plus de 289 interventions liées à la COVID dans le secteur de la santé après avoir reçu 126 plaintes et 6 exercices de droit de refus de travailler du 13 mars au 10 juin en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST).

Audréane Lafrenière, porte-parole de la CNESST, rappelle que « l’employeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique du travailleur, comme le prévoit l’article 51 de la LSST », ce qui comprend la réduction et le contrôle du risque associé à la COVID-19.

Hiérarchie des mesures

 

La contamination du personnel médical n’est toutefois pas tributaire que du matériel de protection, rappelle le Dr Yves Longtin, chef de l’Unité de prévention et contrôle des infections de l’Hôpital général juif — un établissement qui fait figure de premier de classe en ayant réussi à contenir la contamination de son personnel médical depuis le début de la pandémie. « Dans la tête des gens, l’équipement de protection individuel (EPI), c’est la façon la plus importante [de limiter la contamination], mais c’est plutôt la dernière ligne de protection », explique-t-il. La « hiérarchie des mesures de contrôle des infections » comprend trois niveaux, détaille-t-il. Le premier niveau est composé des mesures d’ingénierie, par exemple la qualité de la ventilation et la présence de chambres privées. Le second comprend la protection à la source, comme l’isolement des patients contagieux. Enfin, le troisième niveau a trait à l’EPI.

« Dans les centres de soins de longue durée, souvent la ventilation est déficitaire et les patients infectés n’étaient pas toujours confinés dans leurs chambres. Donc les deux premières lignes n’étaient pas respectées », analyse le Dr Longtin, qui ajoute que les travailleurs de la santé dans les résidences pour aînés passent environ huit heures par jour dans un environnement contaminé, alors que la durée d’exposition dans les hôpitaux est bien moindre. Autant de facteurs qui, jumelés aux manquements dans la gestion des EPI, peuvent expliquer le fort taux de contamination du personnel, particulièrement dans les résidences pour aînés.

Une vaste analyse devra immanquablement être faite pour disséquer le drame qui s’est joué dans les CHSLD — et dans lequel la contamination du personnel médical a joué un rôle névralgique. La crise de la C. difficile — une bactérie qui a infecté environ 14 000 patients au Québec entre 2002 et 2005 — a eu pour effet d’améliorer grandement la prévention des infections dans les hôpitaux de la province, rappelle le Dr Longtin. « Le rapport Aucoin [rédigé dans la foulée de la crise] ne se prononçait pas sur les soins de longue durée. J’ai l’impression que la crise de la COVID va être l’équivalent pour les soins de longue durée. » Un bond qui est donc âprement attendu et qui aura pour effet de prévenir un ensemble d’infections nosocomiales qui, chaque année, disséminent la mort dans les résidences pour aînés.

Le bon élève

L’Hôpital général juif de Montréal fait figure de bon élève, lui qui déplore « seulement » 135 cas positifs à la COVID-19 parmi son personnel soignant. Bien qu’il soit difficile d’isoler avec précision le facteur qui a permis à l’établissement de protéger avec plus d’acuité ses employés, le Dr Yves Longtin, chef de l’Unité de prévention et contrôle des infections à l’Hôpital général juif, esquisse quelques éléments de réponse.

 

« On a été très forts sur deux mesures », explique-t-il. Premièrement, le port du masque a été rendu obligatoire très tôt dans l’hôpital. « Il n’y a pas une seule personne qui se promène dans l’hôpital sans masque. Des gardiens de sécurité en donnent à l’entrée », indique le Dr Longtin. Deuxièmement, la distanciation physique est respectée à tout moment dans les murs de l’établissement (sauf pour les soins de proximité). Dans plusieurs milieux de soins, la COVID-19 s’est propagée entre les employés durant les pauses ou les heures de repas, souvent prises dans de petites pièces fermées. « Ici, on s’est assurés qu’en tout temps la distanciation était maintenue. »

 

Pour la protection oculaire des travailleurs, l’INSPQ recommande le port de lunettes de protection ou de visières. « Nous, on a seulement des visières. » Et en plus des blouses, des gants et des masques recommandés, l’Hôpital général juif met également à la disposition de ses employés des bonnets de protection pour les cheveux et des uniformes. Un choix motivé par le principe de précaution, explique le Dr Longtin. « On n’est pas allés à l’encontre des recommandations, mais on a rendu certains équipements supplémentaires disponibles. »


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