Paternaliste, la Santé publique?

Porter un masque ? La population risquerait de mal l’utiliser. Dévoiler des scénarios d’évolution de la COVID-19 ? La compréhension serait ardue. Permettre aux personnes âgées de sortir de leur résidence ? Trop dangereux.
Depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, plusieurs ont adressé à la Santé publique québécoise — ici incarnée par son directeur national, Horacio Arruda — des critiques concernant l’utilisation d’un ton « infantilisant » employé pour expliquer des mesures jugées parfois « paternalistes ».
Ainsi des exemples cités plus haut. Qui laissaient entendre que les Québécois ne pourraient bien comprendre qu’un masque — ou couvre-visage — ne remplace pas les autres mesures de protection.
Ou qu’ils ne sauraient saisir que des scénarios de projection de courbes ne sont que ça : des hypothèses qui donnent une idée de l’évolution possible des choses, au meilleur de ce que la science peut entrevoir.
Mais derrière ce qui peut paraître comme des hésitations à faire pleinement confiance à la population, et derrière les consignes sans cesse répétées en point de presse (et le recours fréquent, par M. Arruda, à la phrase : « je ne sais pas si vous comprenez »), il y a… une nécessité, relèvent plusieurs experts consultés par Le Devoir.
« Comme directeur national de santé publique, Horacio Arruda n’a qu’un patient : la population du Québec », rappelle Louise Potvin, qui dirige notamment le Centre de recherche en santé publique. « Ça veut dire des gens très éduqués, et d’autres plus vulnérables qui auront moins les moyens de mettre en œuvre des recommandations qui sont à risque. »
Ancien ministre de la Santé et professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, Réjean Hébert parle d’un « équilibre toujours difficile à atteindre » quand il s’agit de passer un message en santé publique. Le risque ? Que les explications aient l’air « trop simples et enfantines », ou qu’elles soient à l’inverse « comprises des seuls initiés ».
Or, juge-t-il, Horacio Arruda navigue bien entre les deux pôles. « Je pense qu’il arrive à rejoindre ma tante Thérèse et mon oncle Gérard, qui ne sont pas allés à l’université, mais qui représentent la majorité de la population. »
Luc Bonneville, professeur à l’Université d’Ottawa et spécialiste des communications en matière de santé, souligne que depuis les années 1950, « la santé publique a développé un discours qui vise la prévention et la sensibilisation d’un ensemble de comportements, de risques ou d’événements qu’on souhaite contrôler le plus possible » à l’échelle de toute une population. C’est son rôle, sa mission.
Du choléra à la cigarette
Mais il y a la manière. Et quand on lui demande s’il y a quelque chose de paternaliste dans ce que les autorités québécoises ont mis en place depuis le début de la crise, Réjean Hébert répond que c’est là un vieux débat en santé publique. « Cette discussion-là, elle remonte à l’épidémie de choléra en Angleterre au milieu du XIXe siècle », rappelle-t-il.
À l’époque, les recherches menées par le médecin John Snow avaient permis de découvrir que le choléra se transmettait par l’eau contaminée, et non par l’air (les miasmes). Snow avait même pu localiser la pompe à eau précisément responsable du fléau. Les autorités ont réglé le problème immédiat, avant de travailler à améliorer la qualité de l’eau.
« Depuis ce temps et cette intervention, on associe souvent santé publique et paternalisme », relève M. Hébert.
Dans un document produit par l’Institut national de santé publique du Québec en 2018, on rappelait que plusieurs considèrent que « la santé publique est, dans son essence même, paternaliste, car elle tend à utiliser le pouvoir de l’État pour intervenir au nom de la santé des individus, même lorsque ceux-ci ne l’ont pas demandé ».
L’article citait en référence la définition proposée par le philosophe Gerald Dworkin, à savoir que le paternalisme est « l’interférence d’un État […] avec une autre personne, contre sa volonté, et justifiée ou motivée par la croyance qu’elle s’en portera mieux ou qu’elle sera protégée d’un mal ».
Au fil des ans, plusieurs politiques québécoises de santé publique ont ainsi été qualifiées de paternalistes : l’obligation de boucler sa ceinture de sécurité en voiture ou celle de porter un casque à moto ; l’interdiction d’acheter des cigarettes pour les mineurs ; l’utilisation de règlements de zonage pour éloigner les restos de malbouffe des écoles ; etc.
À l’ère de la COVID-19, plusieurs mesures pourraient intégrer la liste. Mais tout ce qui concerne la distanciation sociale — une mesure qui intervient au plus près des comportements personnels de chaque citoyen — ou le port du masque ne manquerait pas de se qualifier pour la catégorie.
À la lettre
Toute la crise actuelle ramène à l’essence même de ce qu’est la santé publique. À chaque jour des conseils, des consignes, des directives pour tenter de contrôler au mieux l’épidémie.
« Ils font ça à la lettre, estime Louise Potvin. Auraient-ils pu avoir un message plus cohérent ? Peut-être, mais c’est rétrospectivement facile à dire. J’ai une idée d’avec quoi ils travaillent, parce que je vois passer la littérature… qui dit une chose et son contraire tous les deux jours. »
« Il y a une pression immense pour prendre des décisions qui sont basées sur des connaissances pas solides, ajoute le politologue Éric Montpetit (Université de Montréal), qui s’intéresse aux enjeux de santé publique. C’est extrêmement difficile. »
M. Montpetit épargne ses critiques concernant la gestion du dossier du masque : le débat scientifique est réel sur cette question. C’est aussi ce que disent Réjean Hébert et Louise Potvin.
« La science a évolué là-dessus, indique le premier. Le premier ministre, la ministre de la Santé et la mairesse de Montréal l’ont tous mal manipulé, ajoute Louise Potvin. Si même nos leaders ne le font pas bien… Il ne faut pas oublier que si je le porte mal, je me mets à risque plus que je protège les autres. »
Transparence ?
Mais il y a un aspect de l’attitude de la santé publique qu’Eric Montpetit dénonce vivement : le manque de transparence de celle-ci par rapport aux données. Plusieurs chercheurs ont fait part de la même préoccupation dans les dernières semaines.
« Je ne m’explique pas qu’on n’ait pas accès aux analyses, aux chiffres, aux données. D’autres pays font beaucoup mieux. Quand ils ont présenté des scénarios [à la mi-avril, et après que le Dr Arruda eut exprimé de profondes réserves sur la valeur d’un tel exercice], on a vu deux graphiques, sans qu’on nous explique comment ils avaient souscrit à ces scénarios. »
La publication de « la science derrière les décisions » est essentielle, pense M. Montpetit. « La science doit pouvoir être reproduite. Parce que la vérité se construit à travers le questionnement des faits qui sont présentés. »
Dit autrement : le « paternalisme » de l’État ou de la santé publique est peut-être nécessaire… mais il doit aussi pouvoir être contre-vérifié, et critiqué. Ce serait « sain », pense le politologue.