Une application de traçage numérique bientôt prête pour le Québec

Un nouvel outil technologique pourrait bientôt ralentir la propagation du coronavirus au Québec et accélérer le retour de la vie en société. Après des semaines de développement intensif, l’application de traçage numérique de l’Institut québécois d’intelligence artificielle (Mila), devrait être prête sur le plan technologique au début du mois de juin. Le groupe de chercheurs est en discussion avec les gouvernements afin d’obtenir leur endossement et de procéder au lancement.
L’application développée à Montréal, dont le nom et l’identité visuelle seront dévoilés lundi, se distingue d’autres logiciels semblables, car elle vise à évaluer en continu le risque d’infection de son utilisateur grâce à des algorithmes d’intelligence artificielle (IA). Les applications de traçage numérique conventionnelles ne font qu’avertir les personnes à risque dans une chaîne de contact dans le cas où l’un des maillons reçoit un diagnostic positif de COVID-19.
« Notre application est une façon de communiquer l’information entre les gens, sans identifier qui que ce soit, et surtout le plus rapidement possible. Souvent, quand quelqu’un est testé positif, c’est déjà un peu trop tard, malheureusement. Peut-être que ça fait quatre ou cinq jours que cette personne se promène et propage le virus », explique Valérie Pisano, la présidente et cheffe de la direction de l’institut fondé par le chercheur Yoshua Bengio.
Si l’application obtient le feu vert de Québec, les volontaires pourront la télécharger sur leur téléphone afin d’obtenir des conseils conséquents à leur niveau de risque de contagion. Pour estimer celui-ci, un programme fondé sur des algorithmes d’IA croiserait les données fournies par l’utilisateur — comme son âge, son sexe, sa condition médicale, ses symptômes récents — et un registre de ses contacts des 14 jours précédents avec d’autres utilisateurs de l’application.
Les développeurs garantissent que le lieu précis de chaque rencontre, son moment, et l’identité des personnes présentes ne seraient jamais communiqués au serveur central. La communication entre chaque téléphone et le serveur se ferait par l’entremise de réseaux cryptés.
L’application fonctionnerait grâce au protocole Bluetooth, qui permet aux appareils de se détecter mutuellement sur des distances de quelques mètres. Si les développeurs arrivent à contourner certains obstacles technologiques, les données de géolocalisation GPS pourraient également être collectées. Celles-ci seraient projetées sur une échelle géographique très grossière, équivalente par exemple aux codes postaux.
Déjà, un organisme à but non lucratif a été fondé pour gérer les données. « Sa structure de gouvernance va viser les plus hauts standards en termes d’éthique, de la protection des droits de la personne et de la protection de la vie privée, fait valoir Mme Pisano. On aimerait avoir un ou une ancienne juge comme président du conseil d’administration. » Deux comités-conseils seront formés pour le soutenir : l’un regroupant des experts scientifiques et en éthique, l’autre des représentants de la société civile. L’organisme serait indépendant du gouvernement, mais travaillerait de près avec les autorités de santé publique.
Des applications de traçage numérique sont en développement un peu partout dans le monde, et certaines sont même déjà lancées. C’est notamment le cas en Alberta, où le public peut télécharger l’application ABTraceTogether depuis le 1er mai. Toutefois, environ deux semaines après son lancement, moins de 4 % des Albertains l’utilisaient — un taux d’adoption trop faible pour qu’elle soit efficace.
Un simulateur épidémiologique
À l’arrière-plan de l’application, un simulateur épidémiologique se nourrira des informations dépersonnalisées des utilisateurs et les analysera grâce à des algorithmes d’apprentissage machine. « Le modèle pourra extraire des relations beaucoup plus raffinées [sur la COVID-19] que l’information qui existe aujourd’hui dans la littérature médicale », explique Joumana Ghosn, la directrice de la recherche appliquée en apprentissage automatique au Mila. Par exemple, le simulateur pourra estimer les risques réels de contracter la COVID-19 pour une personne diabétique de 70 ans qui porte toujours un masque en public.
Différentes décisions politiques pourraient aussi être testées avec le simulateur : que se passera-t-il, par exemple, si toutes les universités rouvrent leurs portes en septembre ? Les développeurs du Mila espèrent que ce modèle colle mieux à la réalité que les modèles épidémiologiques déjà existants.
Si la géolocalisation approximative des contacts est également transmise au serveur (grâce au GPS des appareils), les développeurs pourraient prévoir les éclosions de coronavirus dans certains quartiers avant qu’elles ne surviennent. « Ce qui se passe à Montréal-Nord, on aurait pu le voir venir plusieurs jours d’avance et faire des interventions ciblées », fait valoir Mme Pisano.
Inquiétudes
Ces promesses ne sont toutefois pas sans soulever des doutes quant au respect de la vie privée.
« Ce qui m’inquiète, c’est que beaucoup de travaux montrent que la force de l’anonymisation décroît à mesure qu’on intègre davantage de données », observe Stéphane Roche, un professeur de sciences géomatiques à l’Université Laval qui suit de près le développement des applications de traçage numérique. Pour fonctionner à son plein potentiel, l’application proposée par le Mila doit analyser davantage de données qu’une application de traçage numérique conventionnelle.
« Plus une application est sophistiquée sur le plan technologique, plus son efficacité potentielle pour freiner l’épidémie est grande. [Cependant, en choisissant cette avenue], on se met une main dans l’engrenage en termes de risques pour la confidentialité des données personnelles », ajoute M. Roche, qui n’est pas contre les applications de traçage, mais croit qu’un jugement éclairé s’impose.
Les responsables du projet au Mila sont bien conscients de ces enjeux. En entrevue, Valérie Pisano insiste beaucoup sur les efforts consacrés à la protection des informations privées. « Les données vous être effacées tous les trente jours sur le téléphone, dit-elle. Et puis quand tout ça va être fini, l’application va s’autodétruire. » Elle souligne également que l’application est conçue pour éviter la discrimination : un commerçant pourrait difficilement refuser l’entrée à la personne dont la cote de contagion est peu enviable, car le niveau de risque ne sera pas représenté dans l’application avec une couleur ou un chiffre, mais plutôt sous la forme de conseils pour l’utilisateur.
Néanmoins, le développement de l’appli demeure délicat. C’est d’ailleurs pourquoi, dès le 1er avril, un comité spécial de la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec a été formé afin d’évaluer l’acceptabilité éthique d’un projet tel que celui du Mila. Après avoir déposé un rapport d’étape le 22 avril, il est toujours à pied d’œuvre, a assuré au Devoir son président, le philosophe Jocelyn Maclure.
Interrogé sur l’évaluation du projet du Mila, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec dit quant à lui étudier actuellement l’ensemble des solutions numériques disponibles pour combattre le coronavirus. « De nombreux aspects restent à étudier, dont les enjeux de confidentialité, et nous souhaitons bien évaluer les avantages d’une telle application dans un contexte de pandémie, indique-t-on dans la réponse écrite. Nous ne sommes pas en mesure actuellement d’annoncer si une telle application sera utilisée ou non au Québec. »