Le va-et-vient continue dans les CHSLD
L’écart entre le discours du premier ministre et la réalité du terrain est inquiétant, confient des employés de la santé, qui sont encore appelés à faire du va-et-vient entre différents CHSLD durant leur semaine de travail.
« À la télé, le premier ministre dit qu’il faut éviter les déplacements pour limiter la propagation, mais dans la vraie vie, ce n’est pas ça qui se passe. Encore aujourd’hui, on nous demande d’aller aider dans d’autres établissements », déplore Agnès (nom fictif), une préposée aux bénéficiaires du CHSLD Cartierville.
Elle a requis l’anonymat par peur de représailles de son employeur, qui encore cette semaine a voulu l’envoyer prêter main-forte au CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci, où le quart des résidents ont été déclarés positifs à la COVID-19.
« Je me suis dit : “Ce n’est pas possible, ils veulent que je devienne un vecteur de contagion ?” On ne pourra pas s’en sortir si on continue à nous déplacer », dit la femme.
Il y a deux semaines, la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, insistait sur l’importance d’assurer une stabilité pour éviter la propagation du virus. « C’est fondamental que ce soient les mêmes personnes qui interviennent auprès de nos personnes aînées par unité, par établissement, par zone froide, par zone chaude aussi », a-t-elle fait valoir le 8 avril dernier.
Une déclaration qui est décalée de la réalité de certaines familles, qui pensaient leurs proches en sécurité. Le CHSLD Ernest-Routhier s’est ajouté cette semaine aux résidences atteintes par la COVID-19. « On nous a appelés mardi pour nous le dire, alors que la semaine dernière on était un des centres qui ne comptaient pas encore de cas », explique Yan Pocreau. Lourdement handicapée, sa mère souffrait déjà d’une pneumonie avant l’entrée en scène de la COVID-19. « L’infirmière au téléphone m’a dit que ça allait être difficile à contrôler parce que beaucoup de gens traversent d’un centre à un autre », raconte-t-il.
M. Pocreau est d’autant plus préoccupé que sa mère a dû quitter sa chambre à la suite des directives ministérielles visant à créer des zones chaudes, tièdes et froides. Puisque son étage a été choisi pour accueillir la zone chaude, elle a été déplacée avec une quinzaine d’autres résidents dans la cafétéria, où ils sont séparés par des rideaux. « Je ne vois pas comment on va protéger les gens en les plaçant dans un espace commun, en plus de les priver de leur intimité. »
Des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) de Montréal confirment au Devoir un va-et-vient d’employés. Qualifiant la pratique « d’exceptionnelle », ils expliquent que c’est pour éviter des ruptures de service qu’ils déplacent des effectifs.
Québec a annoncé mercredi le décès de 93 personnes ayant contracté la COVID-19, faisant passer le bilan des victimes à 1134. Quelque 839 nouvelles personnes avaient obtenu des diagnostics positifs, pour un total de 20 965 cas confirmés. Il y avait aussi 1 278 personnes hospitalisées (+54), dont 199 aux soins intensifs (-2).
« Si un employé doit se déplacer d’une installation à une autre, des précautions qui respectent les plus hauts standards sont prises », assure Émilie Jacob, porte-parole du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.
« Lorsque nous déplaçons un employé, c’est qu’il n’y a pas d’autres solutions possibles pour répondre aux besoins », dit de son côté Eric Forest, conseiller aux relations médias du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
Interrogé à ce sujet mercredi, le directeur national de la santé publique, Horacio Arruda, a finalement laissé entendre qu’un arrêt de service représente une menace plus importante que le transfert de personnel. « L’effet de laisser quelqu’un sans soins […] il peut y avoir des mortalités d’associées », a-t-il fait valoir, rappelant que c’est à chaque établissement d’évaluer la situation « au cas par cas ».
Les risques de propagation sont pourtant bien réels. Un préposé aux bénéficiaires de Montréal, appelé en renfort, serait à l’origine de l’éclosion de la COVID-19 dans le pavillon Philippe-Lapointe du CHSLD de Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides.
« C’est un Montréalais qui a été envoyé par une agence privée le 6 avril parce qu’il manquait d’effectifs. Il a été déclaré positif au virus quelques jours plus tard, et désormais tout l’étage où il a travaillé est contaminé et on attend encore les résultats pour une dizaine de patients », raconte Denis Provencher, du FIQ-Syndicat des professionnels en soins des Laurentides.
Je me suis dit : “Ce n’est pas possible, ils veulent que je devienne un vecteur de contagion ?” On ne pourra pas s’en sortir si on continue nous déplacer.
La pandémie ne fait que mettre en lumière les lacunes et la désorganisation de la centralisation de la gestion des CHSLD, se désole Benoit Taillefer, vice-président santé et sécurité du Syndicat des travailleurs du CIUSSS Nord-de-l’Île-de-Montréal.
« La volonté est peut-être là, mais elle n’est pas facile à mettre en œuvre. On a de plus en plus de gens qui tombent au combat », mentionne-t-il.
Ce qui est également inquiétant, c’est que la contingence de personnel empêche d’avoir les meilleures pratiques, soulève Alain Croteau, président du syndicat des employés du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
« Je crois que, si on avait eu assez de matériel dès le début, peut-être qu’on n’en serait pas là aujourd’hui », déplore-t-il.
La façon d’interpréter les directives ministérielles est aussi à géométrie variable, déplore de son côté Andrée Poirier, de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS). Dans les dernières semaines, des travailleurs qui ont été délestés pour aider dans les CHSLD, notamment des ergothérapeutes et des travailleurs sociaux, ont aussi été confrontés à des transferts d’établissements.
« Quand vous avez des gens qui travaillent dans un CHSLD infecté, qui est-ce qui dit que c’est une bonne décision de les transférer dans un autre CHSLD où il n’y a pas encore de cas ? » demande Mme Poirier. « Actuellement, il y a des établissements où les gestionnaires estiment qu’on peut prendre ce risque », ajoute-t-elle.
EN RÉSUMÉ
Le Barreau offre ses services à QuébecLe Barreau du Québec a offert ses conseils à l’équipe de François Legault, qui gouverne à coups de décrets et d’arrêtés ministériels depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, le 14 mars dernier. « Nous sommes à un moment où il n’est pas évident pour les décideurs d’équilibrer les inconvénients entre certaines prérogatives de santé publique et l’atteinte de certains droits. Nous réfléchissons à la question en continu », a souligné le bâtonnier du Québec, Paul-Matthieu Grondin, dans un échange avec Le Devoir. « Nous sommes à la disposition pleine et entière des gouvernements pour en discuter », a-t-il ajouté.
Infirmières et préposés (encore) recherchés
François Legault a assuré que Québec ne refusait pas les services de médecins étrangers, qui exhortent Québec à leur donner un permis de pratique restrictif pour qu’ils puissent aller prêter main-forte dans les CHSLD et les hôpitaux. « On ne refuse aucun médecin étranger qui veut venir travailler », a-t-il assuré. « Ce qui nous manque, ce sont des infirmières, des préposés. […] Donc s’il y a des soins de base dans les CHSLD, on a les bras grand ouverts pour les accueillir », a-t-il dit.