Le périlleux exercice de la transparence

Après l’Ontario, la Colombie-Britannique, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande, c’est au tour du gouvernement du Québec de se livrer au difficile exercice d’effeuillage politique des scénarios amers avec lesquels jonglent en coulisses ses conseillers depuis des semaines.
Nécessaire, selon plusieurs observateurs, cet exercice de transparence n’en est pas moins périlleux, tant sur le plan politique que scientifique. Car les statistiques, disait l’économiste américain Aaron Levenstein, sont comme un bikini. Ce qu’elles révèlent est suggestif, mais ce qu’elles cachent est vital.
Selon Olivier Turbide, professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, il semble de plus en clair devant les réserves exprimées lundi par le directeur de la santé publique, Horacio Arruda, que cet exercice obligé semble découler davantage d’une « décision dictée par des impératifs communicationnels de transparence et de gestion de crise [et d’image] ». « Ontariens et Américains ont dévoilé leurs propres scénarios, ça devenait difficilement tenable de garder cette position-là de refus. Ça permet aussi d’avoir un meilleur contrôle du message », croit-il.
Si faire tomber les masques est un choix éminemment politique, selon Bryn Williams-Jones, professeur titulaire des programmes de bioéthique à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, cela n’en est pas moins vital. « D’un point de vue éthique, on aurait dû faire cela bien avant, pour montrer que l’État […] inclut les citoyens dans un dialogue collectif. » Pour le bioéthicien, les mesures de santé publique pèchent parfois par abus de paternalisme, en camouflant les données. « Il y a un réel danger à infantiliser les citoyens », dit-il. Alors que le monde était naguère fait de certitudes, les citoyens sont aujourd’hui anxieux face aux deuils quotidiens qu’ils doivent faire. Maintenant que l’inconnu est devenu la norme, « l’importance de ces scénarios, c’est de donner aux citoyens une certaine idée des avenues qui sont maintenant possibles », souligne-t-il.
En politique, l’information n’est jamais neutre, concède M. Williams-Jones, mais l’humilité s’avère une meilleure alliée que la confiance aveugle. « Si les gens ne comprennent pas la légitimité d’une mesure, ils se braquent. On le voit dans d’autres pays, comme les États-Unis, où le discours et les messages donnés à la population sont incohérents. »
Bas les masques
Sur quoi se fonderont les scénarios dévoilés par le gouvernement Legault ? Le contexte social dans lequel évolue une épidémie est fondamental, estiment les experts. D’où l’incongruité de se comparer à l’Italie ou à l’Espagne, comme l’a fait avec maladresse le premier ministre ontarien, Doug Ford, la semaine dernière. « La densité urbaine n’est pas la même ici qu’en Italie. On ne peut se comparer aux États-Unis, ni même à l’Ontario, où les villes sont différentes », affirme Hélène Carabin, épidémiologiste et professeure à la Faculté de médecine et à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
Les modèles comportementaux utilisés pour prédire l’évolution d’une épidémie doivent tenir compte de variables démographiques locales, notamment du nombre de personnes susceptibles d’être exposées, affirme-t-elle. Pour arriver à évaluer le nombre de personnes réellement exposées, il faut calculer le « coefficient d’infection », lui-même basé sur le taux de contact entre les personnes et le nombre d’infections recensées chaque jour. D’autres modèles « par agent individuel » se basent, quant à eux, sur les données collectées au sujet des déplacements réels de chaque individu avant le confinement.
« Les modèles ne sont jamais exacts ; ce n’est qu’une simplification de la réalité. Mais ça reste utile pour prioriser les interventions à prendre. Savoir exactement combien de morts, on va prévenir, c’est irréaliste. Si quelqu’un prétend savoir le nombre exact, c’est faux ! », ajoute Mme Carabin, qui amorce pour l’Agence de santé publique du Canada une étude permettant de mesurer les comportements de la population à la suite des directives de confinement à partir de données recueillies sur Twitter depuis le début le début de l’épidémie.
Chose certaine, même avec des modèles crédibles, un seul changement de tangente dans les données peut tout changer, croit-elle. Et à l’heure actuelle, la grande inconnue reste ce que les chiffres actuels ne disent pas. « On ne sait rien de la circulation du virus dans la population, ni du nombre de personnes infectées. On ne sait pas non plus quand et combien de temps les gens sont contagieux », ajoute Mme Carabin.
Les modèles ne sont jamais exacts ; ce n’est qu’une simplification de la réalité
Selon Kate Zinszer, épidémiologiste et professeure adjointe à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, les modèles doivent toujours être interprétés avec prudence et n’être partagés que lorsqu’ils sont solides. « On l’a vu avec les changements climatiques. Il a fallu présenter différents scénarios très fiables pour finir par entraîner des changements de comportements dans la population », affirme cette experte, qui a travaillé notamment sur les épidémies de zoonose du Zika et la maladie de Lyme.
La grande difficulté des modèles prédictifs, c’est que plusieurs ne tiennent pas compte du bouquet de mesures de distanciation mis en place par les autorités, et ne peuvent isoler l’effet de chacune d’entre elles. Difficile alors de pouvoir prédire, par exemple, comment évoluera l’épidémie une fois le confinement levé.
« En fait, les modèles ne sont jamais noirs ou blancs, on nage toujours dans le gris, affirme Hélène Carabin. Mais si on n’avait pas ça, on serait totalement aveugles. Au tout début d’une épidémie, ces modèles sont peu fiables. Mais plus on avancera dans le temps, plus ils le seront. »
Avec Améli Pineda