Le plus difficile pour les aînés, c’est l’absence des autres

L’infirmier Dominique Gendron travaillait ce week-end auprès de patients atteints du nouveau coronavirus. L’aile des chirurgies de l’Hôtel-Dieu de Sherbrooke a été transformée pour eux.
M. Gendron a compté 14 patients samedi et 22 dimanche. Seulement des personnes âgées, certaines assez mal en point, d’autres à peu près sans symptômes, mais toutes isolées, recluses, coupées du monde, sans même un accès aux médias pour se divertir ou s’informer.
« Il n’y a plus de branchements télé, et je comprends la compagnie privée qui a arrêté ce service, dit M. Gendron. Il n’y a pas de wi-fi non plus dans l’aile spécialisée. On ne peut pas fournir de poste radio aux patients. Ils n’ont pas de visite, et nous-mêmes devons éviter d’entrer dans leur chambre trop longtemps. C’est très triste de voir ces gens regarder le plafond toute la journée. Ils n’ont même pas accès à l’information qui les concerne. Ils ne peuvent pas regarder la conférence quotidienne du premier ministre. »
M. Gendron a d’ailleurs écrit une lettre à François Legault pour lui suggérer de donner un accès gratuit à la télévision et à l’information dans les hôpitaux « pendant cette période difficile ». La lettre a été diffusée sur les réseaux sociaux et sur la page Facebook Les Infirmières Ma Nurse en particulier.
Les temps durs
La pandémie force le confinement de milliards de personnes et l’isolement quasi complet des gens âgés en particulier. Pour tous, et surtout pour eux, les relations humaines deviennent dangereuses, toxiques, létales. L’enfer, c’est les autres en ces temps durs, très durs.
Mais l’enfer, c’est aussi l’absence des autres. La catastrophe mondiale amplifie la solitude, et encore plus celle des aînés déjà trop souvent isolés, délaissés, négligés.
Nicole Fleurent, 83 ans, vit dans la résidence Le Patrimoine à Laval. Elle est diabétique et souffre d’hypertension. Le virus la menace donc triplement. « Je n’ai jamais connu quelque chose de semblable dans ma vie », dit Mme Fleurent pourtant née dans l’entre-deux-guerres.
Elle entame aujourd’hui sa 18e journée de confinement dans son appartement. Son immeuble impose des règles spartiates : une seule personne à la fois dans l’ascenseur ; le flânage interdit dans les couloirs ; une visite au comptoir par semaine pour le courrier, etc.
Elle passe commande à l’épicerie le jeudi et la reçoit le mercredi suivant. Son club de bridge est fermé. Elle joue en ligne. Elle tricote. « Je suis habituée à la solitude », dit-elle.
L’âgisme aussi, elle connaît, comme tous les plus vieux de cette société, qui n’a pas attendu la crise sanitaire pour les négliger ou les infantiliser. « Évidemment que les aînés sont plus à risque d’attraper le virus, dit Mme Fleurent, qui a fait carrière chez Bell. Mais nous ne sommes pas plus à risque de le donner que les autres. La femme de M. Trudeau a été infectée et elle est encore jeune. »
Il ne faut pas non plus mettre tous les non-jeunes dans la même galère. Lise Cossette-Turpin, 73 ans, vit avec son conjoint dans un appartement de Laval. Ils ont quitté leur maison abitibienne il y a 7 ans pour se rapprocher de Liv, leur petite-fille, qu’ils ne peuvent plus voir maintenant.
« On ne va plus la chercher à l’école, dit Mme Cossette-Turpin. On ne la garde plus la fin de semaine. On reste à la maison. On prend le soleil sur la galerie. Je répète mes chants parce que je suis membre d’une chorale. Notre situation n’est pas si difficile finalement. »
Après la crise
Les temps sont plus ou moins durs et pourraient se durcir pour beaucoup. La crise pandémique va gonfler les troubles physiques et psychologiques, stimuler la surmédicamentation et accentuer l’âgisme, avertit Philippe Voyer, professeur titulaire de la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, spécialiste des soins gériatriques.
« On a tellement peur, et avec raison, qu’on enferme tout le monde, dit-il. Cet isolement crée un danger de sous-stimulation. Dans les CHSLD, 80 % des résidents ont des problèmes de nature cognitive. La situation d’isolement va accélérer leur perte cognitive et leur perte d’autonomie. Ils risquent également de souffrir de symptômes dépressifs. Bref, leur état peut se détériorer et, pour renverser cette tendance, il va falloir redoubler d’efforts de stimulation. »
Québec vient d’accorder 133 millions de dollars aux établissements pour aînés. Cette aide d’urgence doit permettre d’ajouter des ressources dans les CHSLD et les résidences privées.
« L’ennui et l’isolement peuvent être des sources d’agitation chez les personnes qui ont la maladie d’Alzheimer, poursuit le professeur. Il y a un risque de recrudescence de médicaments psychotropes. On a fait des efforts considérables depuis deux ans pour diminuer l’utilisation abusive de ces molécules. Là, on n’est plus capables de donner les soins avec autant de vigueur. On rentre dans un cercle vicieux. Ce n’est pas facile. »
En même temps, Philippe Voyer souhaite que cette crise profonde devienne l’occasion de renouveler le mode de vie du troisième et du quatrième âge au Québec.
« Il y avait une résistance aux changements dans tous les secteurs, même pour les Maisons des aînés promises en campagne électorale, des résidences pour une dizaine ou une quinzaine de personnes, un modèle extrêmement bien étudié sur le plan scientifique, avec des bénéfices clairs, dit-il. Le long corridor avec trente chambres, sans salle des loisirs, sans salons a une limite pour la qualité de vie. »
De même, il croit que la crise va aider à repenser l’utilisation des technologies en santé.
« Les milieux sont très réfractaires, alors que les dossiers cliniques ne sont pas informatisés et que la communication avec les pharmacies se fait encore par télécopieur. Tout est archaïque. Les sites Web tombent. Notre système informatisé doit s’améliorer. La téléconsultation avec les médecins ou le personnel infirmier doit se généraliser. On a un moment propice pour remettre toutes les choses en question et les améliorer. »