L’enjeu de santé publique du plomb dans l’eau était connu depuis longtemps

Les études démontrant les effets d’une exposition au plomb sur la santé des enfants et des adultes se sont multipliées dans les vingt dernières années.
Photo: Jim Watson Agence France-Presse Les études démontrant les effets d’une exposition au plomb sur la santé des enfants et des adultes se sont multipliées dans les vingt dernières années.

Banalisation, secret et lenteur : les autorités sanitaires et environnementales québécoises ont ignoré pendant plusieurs années des données inquiétantes et les sonnettes d’alarme de leurs propres chercheurs sur la présence de plomb dans l’eau potable des Québécois, en plus de retarder des opérations de communications pour informer le public.

Voilà ce que révèle une série de rapports d’études, de mémoires d’experts et de communications internes passés en revue par Le Devoir, l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia et Global News.

Des échanges entre ministères obtenus par une demande d’accès à l’information montrent que les autorités concernées ont longtemps minimisé le problème et tenté de le dissimuler.

« On ne peut pas dire qu’ils ne voyaient pas le problème, c’était documenté. C’est qu’ils ne le voyaient pas comme un enjeu de santé publique. C’est encore plus grave comme jugement », laisse tomber Michèle Prévost, titulaire de la Chaire industrielle en eau potable et professeure d’ingénierie à l’École polytechnique de Montréal, qui a pendant longtemps conseillé le gouvernement dans ce dossier, à travers ses recherches.

Déjà en 2011, le ministère de l’Environnement avait été sensibilisé à l’importance de changer sa méthode d’échantillonnage afin de refléter des valeurs plus exactes. En 2015, une directive de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) considérait des niveaux de plomb entre 10 et 50 parties par milliard (ppb) comme inoffensifs pour la santé, alors que la norme était à 10 ppb depuis 2001. Enfin l’été dernier, l’opération de publication du rapport de l’INSPQ sur la présence de plomb dans l’eau des écoles et des garderies a été menée sous le signe de la banalisation, visant à faire le moins de tapage médiatique possible, révèlent des courriels obtenus par l’équipe d’enquête.

Si le gouvernement de François Legault a ordonné en octobre de tester toutes les fontaines des écoles et des garderies, son appareil administratif connaissait l’ampleur des dépassements depuis au moins avril 2018. L’INSPQ avait envoyé au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ainsi qu’à ceux de l’Environnement, de la Famille et de l’Éducation une version préliminaire de son étude. Sa publication a été reportée à plusieurs reprises par le MSSS pour finalement avoir lieu le 13 juin 2019.

Ce délai a notamment permis de parfaire les « lignes de presse » en cas de vague médiatique, bien que le rapport ait été volontairement passé sous silence. « Il n’y aura pas de communiqué de presse. Pour les demandes média, nous répondrons sur les aspects contenus dans notre rapport uniquement. Ils seront référés à vous pour le reste », écrivait une cheffe d’unité scientifique de l’INSPQ au MSSS, le 1er mai.

En juillet, Le Devoir a constaté l’existence du rapport et ainsi révélé que 3 % des 436 établissements testés (soit 15) entre 2013 et 2016 dépassaient la norme de 10 ppb, certains allant même jusqu’à 350 ppb. Il aura néanmoins fallu l’enquête de La Presse puis celles du Devoir et de ses partenaires en octobre pour que Québec revoie ses façons de faire.

Méthodologie trompeuse

 

Les autorités étaient aussi au courant que la norme de plomb dans l’eau était désuète et que la méthodologie pour échantillonner les écoles et les résidences était trompeuse.

En 2011, lors de consultations pour réviser le Règlement sur la qualité de l’eau potable (RQEP), le Comité eau potable de l’organisme Réseau Environnement a recommandé au ministère de l’Environnement d’échantillonner après 30 minutes de stagnation plutôt qu’après avoir laissé couler l’eau cinq minutes. Ce dernier procédé est « inadéquat », car il minimise les niveaux d’exposition des citoyens, plaide le comité dans son mémoire.

Ces recommandations n’ont pas été prises en compte dans la mise à jour du RQEP. Ni en 2013, lors de la révision du « Guide d’évaluation et d’intervention relatif au suivi du plomb et du cuivre dans l’eau potable », lorsque Réseau Environnement a réitéré ses commentaires.

« On voyait vraiment un décalage avec les États-Unis, l’Europe et l’Ontario. Au Québec, ça ne progressait pas, on continuait de nous demander plus de données alors qu’on en a produit des tonnes », souligne Mme Prévost qui était à la tête du Comité eau potable de l’organisme à l’époque. Lasse du manque d’écoute des autorités, elle a d’ailleurs démissionné en 2015.

Répercussions

 

En mars 2019, la publication des nouvelles recommandations de Santé Canada — qui proposait la même méthode d’échantillonnage que celle de Réseau Environnement — a accentué la pression sur les autorités québécoises. L’organisme fédéral recommandait en plus aux provinces d’abaisser la norme à 5 ppb et de tester tous les points de consommation d’eau des écoles.

« Un rapport commandé à l’INSPQ devrait être rendu public le 10 mai 2019 puisque, encore une fois, ce qui sera préconisé dans les recommandations de Santé Canada ne correspond pas exactement à ce qui est actuellement fait au Québec », écrivait en avril une conseillère en santé environnementale du MSSS à ses collègues du ministère. Préoccupée par les répercussions de la mise à jour de Santé Canada, elle explique que son équipe prépare « des documents de soutien, [puisqu’il] est possible que la publication de ces informations puisse amener des questions et des inquiétudes de la population ». Rappelons qu’au Québec, un seul échantillon par établissement scolaire était alors exigé et que chaque établissement ne pouvait faire l’objet d’un test plus d’une fois en cinq ans.

Un autre échange entre deux employées du MSSS, daté du 3 juin, indique qu’une lettre doit être envoyée aux CISSS et aux CIUSSS pour leur rappeler de se conformer à la norme de 10 ppb de plomb dans leurs établissements. Il est précisé que la norme de 5 ppb recommandée par Santé Canada ne sera pas mentionnée, seules « les préoccupations à ce que la norme actuelle soit dépassée » seront soulevées.

« Force est de constater qu’au gouvernement du Québec, on agit seul et de façon opaque. La crise médiatique actuelle sur le plomb révèle ce manque de consultation et de transparence et met en évidence une inaction chronique », déplore Michèle Prévost.

Conséquences minimisées

 

Mais la professeure ne s’étonne pas outre mesure de ce « manque de volonté » du gouvernement. « Si [les autorités sanitaires] avaient manifesté une ferme inquiétude, [si elles] avaient insisté pour que ce sujet soit une priorité, le ministère [de l’Environnement] aurait changé ses règles », croit-elle.

Les études démontrant les effets d’une exposition au plomb sur la santé des enfants et des adultes se sont multipliées dans les vingt dernières années. Selon l’Organisation mondiale de la santé, une concentration de ce métal dans l’eau, aussi minime soit-elle, représente un danger. Les autorités sanitaires des pays occidentaux ont aujourd’hui resserré leurs règles. Mais au Québec, le message reste le même : « le risque pour la santé est faible ».

Un guide d’interventions destiné aux Directions régionales de santé publique (DRSP) rédigé en 2015 par l’INSPQ — en vigueur il y a encore quelques semaines — indique que des niveaux entre 10 et 50 ppb de plomb dans l’eau ne représentent pas « une menace réelle ou appréhendée pour la santé ». Pourtant, la norme maximale acceptable de plomb dans l’eau potable a été établie à 10 ppb en 2001. Plusieurs études ont aussi démontré que, même avec une faible exposition, la consommation quotidienne et à long terme d’une eau contaminée par le plomb augmente la plombémie des jeunes enfants.

Même le cas d’une école du Saguenay dépassant 25 fois (soit 250 ppb) la norme québécoise n’a pas inquiété outre mesure le MSSS et la DRSP Saguenay–Lac-Saint-Jean. Les courriels obtenus par l’équipe montrent qu’en apprenant la situation en novembre 2018, la DRSP a estimé que ces concentrations étaient « trop faibles pour causer des problèmes de santé chez les enfants ». Un conseiller scientifique du MSSS jugeait même qu’une simple purge des robinets le matin réglerait le problème et que la distribution d’eau embouteillée par la Commission scolaire permettrait surtout de rassurer les parents. Il est pourtant prouvé qu’après 30 minutes de stagnation dans les tuyaux, l’eau peut déjà être recontaminée par le plomb.

La situation dans les écoles de Flint, au Michigan, cinq ans après l’importante crise de l’eau contaminée au plomb, montre pourtant l’incidence du métal sur la santé. Près de 30 000 enfants ont été touchés, indique une enquête du New York Times, publiée le 6 novembre dernier. Et depuis 2015, le pourcentage d’élèves admissibles aux services d’éducation spécialisée a presque doublé, passant de 15 % à 28 %. D’après le Centre d’excellence de neurodéveloppement — un centre de dépistage fondé après la crise —, 70 % des 1300 enfants évalués depuis décembre 2018 souffrent de trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité, de dyslexie ou encore d’une déficience intellectuelle légère.

Pas de panique

 

« Ce n’est pas parce qu’on vise à abaisser le niveau d’exposition au plomb qu’on doit dire qu’il y a un risque pour la santé », réplique de son côté Monique Beausoleil, toxicologue retraitée, qui travaillait à la DRSP de Montréal il y a encore un an et demi.

Dans une lettre envoyée au Devoir en juillet, après la publication du rapport sur les écoles de l’INSPQ, elle soulignait que le lien entre le plomb dans l’eau et la baisse du quotient intellectuel des enfants était « très approximatif », assurant qu’il n’était pas nécessaire de changer les fontaines des écoles pour autant. « Si on affirme que les enfants de certaines écoles pourraient perdre quelques points de QI, imaginez combien leurs parents et leurs grands-parents ont pu perdre de points de QI ! », écrivait Mme Beausoleil.

« N’affolons pas les parents à ce sujet, ce n’est pas une situation plus grave qu’avant. Au contraire, on a largement réduit les sources d’exposition au plomb », souligne-t-elle, en entrevue avec Le Devoir.

Commentant le nouveau plan d’action de la Ville de Montréal, qui compte notamment distribuer des filtres aux familles défavorisées pour se protéger contre le plomb, Mme Beausoleil insiste : le risque est « très faible pour les enfants » et il revient aux parents de choisir. « Il y en a qui, pour une question de santé, choisissent de ne pas faire manger de viande à leurs enfants. Pour le plomb, ça devrait être pareil ! »

L’enquête sur le plomb

Des méthodes d’échantillonnage désuètes, des avis d’experts repoussés, un manque de rigueur : voilà un aperçu des nombreuses révélations issues d’une enquête journalistique d’envergure réalisée par Le Devoir, l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia et Global News, qui, pendant plus d’un an, ont examiné des centaines de réponses à des demandes d’accès à l’information et des analyses d’eau dans des villes de toutes tailles à travers la province. En utilisant les méthodes d’échantillonnage préconisées par Santé Canada pour mesurer l’exposition maximale, l’équipe a fait ses propres tests pour démontrer les lacunes flagrantes dans la réglementation québécoise en matière de gestion du plomb dans l’eau potable. Après notre première publication le 16 octobre, le gouvernement Legault a changé de cap pour finalement adopter la norme et la méthodologie recommandées par Santé Canada.

Texte : Annabelle Caillou, Le Devoir

Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia :

Productrice et superviseure : Patti Sonntag

Coordonnateur de recherche : Michael Wrobel

Coordonnatrice du projet : Colleen Kimmett

Le Devoir :

Cheffe de projet : Véronique Chagnon

Stagiaire : Lea Sabbah

Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia
La liste complète des contributeurs est ici : concordia.ca/watercredits


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