Utiliser nos déchets pour nous nourrir

En plein cœur du Marché central de Montréal, de petites révolutions agricoles se déroulent à l’intérieur d’immeubles à l’allure abandonnée. Un regroupement d’agriculteurs urbains entrevoit une nouvelle façon de cultiver… à l’aide de déchets.
« On nourrit nos insectes en essayant de maximiser notre utilisation de résidus organiques locaux », explique avec entrain Louise Hénault-Éthier, cofondatrice de la ferme Tricycle.eco, tout en naviguant entre des bacs où grouillent plus d’un million de ténébrions meuniers dans une pièce d’à peine 100 pieds carrés.
Son constat est simple : manger des insectes, « c’est plus écologique que la production de viande. Mais si on les élève avec des céréales, on va perpétuer les problèmes de monoculture, de pesticides, et ça pourrait créer une pression supplémentaire sur la production agricole, se désole la responsable de l’innovation au sein de la ferme. Pourtant, il y a une multitude de déchets organiques en ville ! »
De plus en plus de fermes urbaines québécoises ont une volonté affichée d’exploiter des déchets locaux, selon Éric Duchemin, directeur du Laboratoire sur l’agriculture urbaine, à l’origine du premier Portrait de l’agriculture urbaine commerciale au Québec en 2018, publié au mois de juin.
Des résidus à portée de main
« Ce que l’on considère comme des “déchets” sont en réalité des ressources pas chères qui ne demandent pas trop de transport, explique-t-il. Aussi, trouver des solutions qui respectent l’environnement fait partie des objectifs de l’agriculture urbaine. »
Ce souci de la réutilisation des déchets, Geoffroy Renaud, autodidacte en biologie et fondateur de Champignons maison, le partage. Sa ferme, qui s’occupe de préparer des semences de champignons, se trouve à quelques pas de Tricycle. Littéralement, la porte d’à côté.
« J’ai commencé à cultiver des pleurotes afin de décontaminer un terrain montréalais touché par des hydrocarbures, relate-t-il. Le nerf de la guerre était d’obtenir un substrat en grande quantité et facile à trouver en ville. »
L’agriculteur a alors eu l’idée de récupérer les résidus qu’il avait à portée de main. « Là où j’habitais, j’étais entouré de café et mon voisin était ébéniste. Le café était la solution idéale parce que c’est un substrat qui a déjà été un peu traité via la torréfaction et l’eau bouillante », remarque-t-il.
Depuis, les semences de Champignons maison poussent dans le marc de café et les résidus de bois tels que la sciure et les copeaux. « Chaque mois, on récupère 1 à 2 tonnes de marc de café qui compose 90 % du substrat. Les 10 % restant sont des résidus de transformation du bois provenant des ébénistes et des émondeurs », détaille Geoffroy Renaud.
De son côté, Tricycle utilise des résidus de culture de champignons, de la pulpe de fruits et légumes tout droit sortie de l’entreprise LOOP — qui elle-même utilise des aliments destinés aux poubelles pour fabriquer des jus —, des restes de pain et de la drêche de brasseries montréalaises. Tous ces restes organiques sont récoltés par la ferme d’insectes afin de trouver une recette qui sera totalement ingérée par les ténébrions.
Pour le moment, l’équipe scientifique a réussi à remplacer 40 % de son de blé — alimentation traditionnelle du ténébrion en ferme — par du mycélium — résidus de champignons — et ajoute en quantités variables d’autres déchets organiques. « Le chou rouge des jus LOOP leur plaît beaucoup ! Ce qui est le fun, c’est aussi que nos insectes pourraient prendre le goût et la couleur de ce qu’on leur donne à manger. C’est une piste intéressante ! », exprime Louise Hénault-Éthier, pétillante. Tous ces résidus utilisés par Tricycle devaient normalement finir au compostage. Pourtant, ils contiennent des lipides, des glucides et des protéines. Un véritable « gaspillage qui résulte du décyclage », estime la chercheuse, qui travaille depuis 15 ans sur la valorisation des matières résiduelles organiques via le compostage.
L’union fait la force
Face à cet engouement, plusieurs agriculteurs urbains avec les mêmes objectifs — minimiser le gaspillage, instruire le grand public et aider les autres fermes — se sont rassemblés au sein d’une coopérative, la Centrale agricole, qui ouvrira ses portes en automne. Ce regroupement, dont font partie Tricycle et Champignons maison, vise une économie circulaire « en profondeur » (deep circular economy).
« Notre société fonctionne depuis longtemps de manière linéaire : production, consommation en ville et export des déchets loin des yeux. Ensuite, nous avons mis en place le recyclage en remettant une partie de nos déchets dans la boucle de production, analyse Louise Hénault-Éthier, également chef de projet scientifique à la Fondation David Suzuki. Aujourd’hui, avec la Centrale agricole, on s’aperçoit qu’il ne s’agit plus de fermer une boucle, mais de fonctionner en synergie entre producteurs. »
Le collectif espère ainsi éviter au maximum les pertes de matière, mais aussi d’énergie — notamment les sources de chaleur. Un objectif qui demande un peu de créativité à ces agriculteurs, à la démarche plutôt scientifique.
« En ce moment, on essaye de fabriquer des pans de mur avec le mycélium, les racines de champignons et d’autres déchets comme les sacs usés qui transportent le café », s’enthousiasme Geoffroy Renaud, la plaque de son prototype entre les mains.
Tricycle commence pour sa part à répandre leur frass — excréments d’insectes, quelques flocons de son de blé et des mues — sur les plants du toit de l’immeuble. Contenant du phosphore, de l’azote, du potassium et de la chitine, « ce mélange pourrait permettre de remplacer en partie les produits de synthèse, tels que les insecticides et les fongicides qui luttent contre les insectes et champignons envahisseurs », se réjouit Mme Hénault-Éthier.