Débordements dans la salle d’urgence de la jeunesse

«Les familles à risque doivent être détectées et ciblées par les divers réseaux qui travaillent avec les enfants avant que les choses ne dégénèrent», ajoute Fannie Dagenais, directrice de l’Observatoire des tout-petits.
Photo: iStock «Les familles à risque doivent être détectées et ciblées par les divers réseaux qui travaillent avec les enfants avant que les choses ne dégénèrent», ajoute Fannie Dagenais, directrice de l’Observatoire des tout-petits.

Ébranlé par la mort tragique d’une fillette à Granby, le Québec se prépare à revoir son système de protection de la jeunesse, notamment par le chantier qu’ouvrira à l’automne la commission spéciale créée par le gouvernement Legault. Alors que des études ciblent de sérieuses failles dans ce système, des experts croient que c’est tout le filet social autour des familles qui souffre de vilaines brèches.

« On doit s’occuper autrement de la maltraitance. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que, quand la DPJ intervient, ça fait longtemps que ça a dérapé. La DPJ, c’est la salle d’urgence, il faut intervenir bien avant », scande Fannie Dagenais, directrice de l’Observatoire des tout-petits, qui s’intéresse au développement des enfants de 0 à 5 ans.

En 2015-2016, près de 28 000 signalements ont été faits à la DPJ pour des tout-petits, une hausse de 40 % par rapport à 2007. Comme les pompiers, le système de protection de la jeunesse tente d’éteindre des incendies qui couvent pourtant depuis bien longtemps sous ses propres yeux, mais aussi sous ceux de plusieurs missions de l’État impliquées dans le développement des enfants.

« Tout le monde a le réflexe d’aller vers la DPJ, mais ça devrait être le dernier recours », ajoute Mme Dagenais, qui croit qu’il faudra faire plus que resserrer la vis du système de protection de l’enfance et donner plus de moyens aux « urgentologues » pour prévenir la maltraitance et la négligence à l’égard des enfants.

« Ce n’est pas que l’affaire de la DPJ. Les facteurs de risque de la négligence et de la maltraitance sont connus : faibles revenus, dépendance aux drogues ou à l’alcool, problèmes de santé mentale, problème de logement. Les familles à risque doivent être détectées et ciblées par les divers réseaux qui travaillent avec les enfants avant que les choses ne dégénèrent », ajoute-t-elle.

Selon la directrice de l’Observatoire, voir la négligence comme le seul fait des parents, c’est faire erreur. Le contexte social est déterminant dans l’apparition de la maltraitance, et si rien n’est changé, on ne fera que continuer à éteindre des incendies. « On est très bons pour mettre des pansements… une fois que le mal est fait », dit-elle.

Les familles à risque doivent être détectées et ciblées par les divers réseaux qui travaillent avec les enfants avant que les choses ne dégénèrent

 

Or cette incapacité à agir avant le drame coûte cher aux enfants et à la société tout entière. La maltraitance entrave le développement affectif, cognitif, physique et social des enfants, et les séquelles peuvent perdurer toute la vie. Une étude réalisée en 2003 par des chercheurs de l’Université Western en Ontario évalue à 15,7 milliards de dollars par année les coûts directs et indirects liés à la maltraitance et à la négligence des enfants en soins médicaux, en traitements de maladies mentales et chroniques, en services spécialisés, en foyers d’accueil, en soutien d’organismes communautaires, en services policiers et judiciaires. « On a tout intérêt à briser cette roue qui tourne et coûte cher à toute la société », croit-elle.

Un passage qui laisse des traces

 

Même si « la salle d’urgence » de la DPJ évite le pire à bien des enfants, des résultats de l’Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés durant leur jeunesse (EDJEP), réalisée par la Chaire de recherche du Canada sur l’évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables (CREVAJ), démontrent que ceux-ci sont plus souvent « déplacés » que « placés ».

Un questionnaire envoyé l’an dernier à quelque 1100 jeunes âgés de 17 ans ayant vécu un placement au cours de leur vie révèle qu’ils ont vécu — en moyenne — dans 5,75 lieux différents (famille biologique, familles d’accueil ou centres de réadaptation) au fil de leur parcours dans les dédales du système. Pas moins de 17 % d’entre eux ont même déménagé leurs pénates plus de 12 fois, et certains jusqu’à 77 fois. Comment en guérir ?

« En gros, ces jeunes, en moyenne, ont vécu 1,5 déplacement par année. Ça ajoute au cumul des difficultés. C’est clair qu’il y a une réflexion à faire sur notre système. Tout n’est pas la faute de ces jeunes », affirme Martin Goyette, directeur de cette chaire et professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

L’instabilité due aux placements répétés plombe la scolarisation de ces jeunes. Si 72 % des Québécois du même âge sont inscrits en 5e secondaire, ce n’était le cas que de 17 % des jeunes « ex-placés » sondés. Pis, ceux qui sont passés par les « centres de réadaptation » ont 3,7 moins de chances de terminer leur secondaire avant 18 ans que ceux recueillis dans des familles d’accueil. La moitié des jeunes de la rue ont d’ailleurs passé plus de six mois en centre d’accueil.

« C’est un échec. Dans le contexte actuel, je ne vois pas comment on peut s’assurer que les centres jeunesse sont en mesure d’accompagner et de faire un suivi adéquat des familles. En fait, ces centres sont-ils là parce que les autres services ne réussissent pas à organiser et à soutenir les familles ? »

Comme Fannie Dagenais, Martin Goyette plaide pour une « désinstitutionnalisation » de la protection de la jeunesse, pour adopter des solutions plus communautaires, développer des « unités de vie », similaires à des foyers normaux. Il faut certes plus de familles pour accueillir les jeunes enfants victimes de maltraitance, mais aussi plus d’intervenants dans les milieux de la santé, de l’éducation et des services sociaux formés à détecter et à soutenir les enfants et les familles fragilisés, à risque de déraper.

« Si on investissait plus dans les services aux 0 à 18 ans, on pourrait éviter bien des placements, ajoute Martin Goyette. Ça prend des changements partout, dans l’accès aux services en santé mentale, aux services sociaux, à l’éducation, au logement. En fait, ça prendrait un “youth advocate” [défenseur des jeunes] comme il en existe dans d’autres provinces. »

Certaines provinces, dont l’Ontario, continuent de suivre ceux qui ont été maltraités ou négligés dans leur enfance même après qu’ils ont atteint l’âge adulte, parfois jusqu’à 25 ou 29 ans, selon les clientèles. Ici, sauf exception, le cordon ombilical est tranché net… après 18 ans.

De quoi méditer pour la nouvelle commission spéciale sur les droits des enfants, qui s’attellera dès l’automne à un examen en règle des services destinés aux jeunes en détresse.



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