

Se battre pour aider
Le quart de la population du Québec aide un proche, mais les institutions publiques tardent à s’adapter.
Québec a du travail sur la planche d’ici le dépôt de sa première politique nationale sur les proches aidants, en décembre prochain. Statut de reconnaissance, aide financière, dossier médical, conciliation travail-famille : les besoins sont nombreux. Des experts et acteurs du milieu, interrogés par Le Devoir, font le point sur ce que devrait prévoir une politique idéale pour soutenir les proches aidants.
Plus de reconnaissance, c’est ce que méritent les proches aidants, selon Sophie Éthier, professeure à l’École de travail social de l’Université Laval et experte dans le domaine. Faire les repas, le ménage, administrer les médicaments, donner le bain, prodiguer des soins physiques : ils répondent à 80 % des besoins de la personne aidée — souvent un parent vieillissant, un enfant handicapé ou encore un conjoint malade —, contre 20 % qui est assumé par le réseau de la santé. Et pourtant, leur rôle peine à être reconnu dans la société.
« On leur donne beaucoup de responsabilités, on se fie à leur bonne volonté et ils doivent donner des soins pour lesquels ils n’ont même pas de formation. Mais on ne leur donne quasi aucune reconnaissance ensuite et leur parole est rarement prise en compte », déplore la professeure.
Les proches aidants sont pourtant les mieux placés pour constater au quotidien les effets secondaires d’un médicament, les impacts d’un changement de routine ou l’apparition d’une nouvelle douleur ou d’une difficulté. « Leur expertise doit être reconnue, leur parole doit compter davantage dans le suivi médical », poursuit Mme Éthier.
Pour reconnaître ce rôle, toutefois, il faut déjà savoir définir « qui est proche aidant ». « Il faut que les gestes qu’on pose soient nécessaires à la survie de la personne aidée pour être considéré comme un proche aidant. »
De son côté, Francine Ducharme, l’actuelle doyenne de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, qui a travaillé plus de 15 ans sur cette question, croit essentiel de s’interroger sur les limites du rôle d’un proche aidant. « C’est un partenaire et allié du personnel soignant, mais jusqu’à quel point doit-il poser certains gestes médicaux ? Les infirmières et les médecins se déchirent sur la question des actes que les uns ou les autres peuvent poser, mais on ne se questionne pas du tout sur ce que font les proches aidants, souvent sans formation », note-t-elle.
Au même titre que la personne aidée, l’aidant devrait avoir son propre dossier médical, martèle pour sa part Mélanie Perroux, coordonnatrice du Regroupement des aidants naturels du Québec (RANQ). Depuis plusieurs années déjà, elle répète l’importance d’évaluer les besoins de l’aidant pour qu’il mène à bien son rôle sans pour autant s’oublier. Nombre de proches aidants finissent par s’isoler et s’épuiser, privés de l’aide dont ils auraient besoin.
« Ce n’est pas pareil de s’occuper d’un jeune avec une déficience intellectuelle ou d’un parent vieillissant atteint d’Alzheimer, explique Mme Perroux. Le proche aidant a besoin d’un soutien financier ou logistique différent, selon la personne aidée et sa propre capacité à effectuer certaines tâches. »
Un suivi médical régulier, dit-elle, doit être fait plusieurs fois par année, surtout pour les aidants qui prennent soin d’une personne souffrant d’une maladie dégénérative.
Aux yeux de Francine Ducharme, de l’UdeM, il presse de leur offrir un peu de répit. « Il faut que les professionnels de la santé prennent la relève de temps en temps, pour permettre aux proches aidants de prendre soin d’eux-mêmes. Pas juste entre 8 h et 4 h, mais aussi le soir, la nuit, la fin de semaine. » Il va falloir investir et embaucher davantage de professionnels, dit-elle.
Le réseau ne peut répondre à cette demande à l’heure actuelle, en raison des compressions subies dans les dernières années. « Si les proches aidants en font autant, c’est aussi parce que le système de santé n’est pas capable de s’occuper de la population vieillissante. Ils doivent alors redoubler d’efforts pour leur assurer une qualité de vie. »
En dépit du temps qu’implique le rôle de proche aidant, plus de la moitié d’entre eux (56 %) continuent de travailler, selon le RANQ. La plupart n’ont pas les moyens de quitter leur emploi. Le manque de compréhension de la part des employeurs rend néanmoins difficile la conciliation entre les sphères professionnelle, familiale et les soins à donner. Certains finissent par réduire leurs heures ou par quitter leur profession, même si cela implique de vivre dans l’insécurité financière.
« Il faut que les employeurs soient plus sensibilisés à la réalité des proches aidants. Il y a des matins où c’est plus difficile d’habiller sa mère ou de la faire déjeuner, alors c’est possible qu’on arrive en retard au travail », souligne Sophie Éthier.
Mélanie Gagnon, professeure en science de la gestion à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), abonde dans son sens. Avec sa collègue Catherine Beaudry, elles ont rencontré une quarantaine de proches aidants pour mieux comprendre leurs besoins sur le marché du travail. Mme Gagnon donne l’exemple d’une jeune proche aidante de 18 ans qui accompagnait sa mère souffrant d’un cancer en phase terminale. « Ses employeurs ont refusé de lui accorder un congé de proche aidant. Elle a perdu son emploi, et s’est retrouvée dans une situation d’isolement et d’appauvrissement ».
Les deux chercheuses ont conclu qu’une modification de la Charte des droits et libertés — l’article 10 précisément — s’impose afin de considérer la situation familiale comme un motif de discrimination. « On a déjà changé cet article en juin 2016 pour ajouter l’identité de genre comme motif discriminatoire. Rien n’empêche qu’on le modifie à nouveau », souligne Mme Gagnon.
Cette obligation d’accommodement permettrait aux proches aidants d’évoquer ce motif pour s’absenter du travail pour accompagner un proche à un rendez-vous médical par exemple. Une façon, aussi, de les maintenir sur le marché du travail.
Les aidants qui sont encore sur le marché du travail perdent en moyenne 16 000 $ par année en limitant le temps passé au travail pour s’occuper d’un proche, selon les estimations du RANQ. C’est sans compter les frais de santé non couverts et ceux liés aux déplacements pour les rendez-vous médicaux notamment, estimés à 7600 $ par année en moyenne. « Le système actuel n’apporte aucun soutien et ne permet pas de compenser cette perte financière considérable », critique Mélanie Perroux.
Pourtant, les proches aidants sont devenus essentiels. Remplacer leur apport auprès des malades coûterait entre 4 et 10 milliards de dollars par année au gouvernement du Québec, soutient-elle. La politique à venir devrait ainsi prévoir une compensation financière, sous forme d’allocation, de subvention ou encore de remboursement d’impôt.
S’il existe déjà certains avantagesfiscaux pour ceux qui aident leurs proches au Québec, peu en bénéficient. « Les critères sont trop spécifiques et complètement à côté de la réalité. Et les quelques personnes qui se qualifient reçoivent tellement peu comparativement à l’ampleur de la tâche », soutient Sophie Éthier, de l’Université Laval.
« Pourquoi ne pas plutôt créer une allocation proche aidant, insiste-t-elle. On a bien des allocations familiales pour aider les familles à répondre à leurs obligations parentales. Qu’on s’occupe de son enfant ou de son père âgé, c’est la même chose. »
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Les obstacles posés par le système de santé peuvent mener à des drames pour les proches aidants.
Statut officiel, allocations, halte répit: les solutions sont nombreuses pour améliorer la vie des proches aidants.