Le cancer vu par la lorgnette des médecins

Photo: Canal Vie La comédienne Johanne Fontaine n’a pas été la seule à écoper de titres annonçant sa «défaite» contre le cancer.

Comment se positionne la médecine par rapport à la rhétorique du combat qui a envahi la sphère du cancer ? Malaise face à la mort, pression des proches, formation des médecins : plusieurs raisons contribuent à cet état de fait.

Lorsque surgit un événement aussi pénible que la maladie, l’humain a besoin d’amour, mais aussi de mots. « Ce que je tente de faire avec les individus que j’accompagne, c’est de voir quelles représentations, quels mots, quelles images les habitent, quelles représentations sont aidantes pour eux », explique Line St-Amour, psychologue clinicienne en oncologie au CHUM.

Elle se garde, insiste-t-elle, d’« induire une métaphore auprès des patients », même si celle du combat trouve toujours beaucoup d’adhérents. « Ces représentations-là, guerrières ou pas, tentent de donner un sens à une maladie qui en a peu. Comment accepterait-on de la chimiothérapie, des chirurgies mutilantes si on ne donnait pas un sens à notre démarche ? Une métaphore guerrière peut être utile au début, puis se transformer en autre chose. »

Un discours gagnant

 

Si le discours sur le combat relève d’une vision biochimique des bonnes cellules qui, en honnêtes soldats, terrassent les mauvaises, et transpose à l’échelle individuelle le combat mené contre le cancer par la recherche scientifique, son omniprésence ne serait pas étrangère à la valeur accordée à la performance, promettant récompenses à ceux qui se lèveront tôt et se retrousseront les manches.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Line St-Amour, psychologue clinicienne en oncologie au CHUM

« Ces représentations sont propres à notre société, à notre mode de vie compétitif, très axé sur la réussite, note Mme St-Amour. Le message sous-jacent, c’est que si tu veux, tu peux, que si tu mets l’effort nécessaire, tu vas t’en sortir, alors que lorsqu’on vit la maladie, on n’a pas le contrôle absolu là-dessus. »

Ces représen­tations sont propres à notre société, à notre mode de vie compétitif, très axé sur la réussite

S’ajoutent à ce discours les injonctions invitant les gens à manger bio, à faire de l’exercice et à adopter de saines habitudes de vie. « Le pendant négatif de [cela], c’est qu’elles laissent penser qu’on peut prendre le contrôle sur sa santé, un contrôle qu’on n’a jamais à 100 % », souligne Josée Savard, professeure titulaire et chercheuse au Centre de recherche sur le cancer de l’Université Laval.

Le Dr Philippe Southier, professeur agrégé à l’Université de Montréal et chef du Département de gynécologie-obstétrique du CHUM, se dit profondément agacé par les médias qui déclarent des patients « perdants ou gagnants » dans leur lutte contre le cancer. « Est-ce qu’on peut un seul instant dire que Jack Layton ou Jacques Brel sont des perdants ? Non, ils ont été des vivants ! » Ce dernier attribue cette façon d’envisager le cancer à la formation médicale. « Les médecins sont formés pour être dans l’action, dans le combat contre la maladie. Ça influence le regard qu’on porte sur les patients », opine ce membre du conseil d’administration de la Fondation québécoise du cancer.

Est-ce qu’on peut un seul instant dire que Jack Layton ou Jacques Brel sont des perdants ? Non, ils ont été des vivants !

Courage à géométrie variable

En décembre 2011, Paul Grand’Maison a perdu son épouse, Nicole, quelques semaines avant leur 38e anniversaire de mariage. Ses derniers moments ont été parmi les plus intenses de leur vie commune.

Selon le médecin de famille, le fossé qui sépare les soins curatifs et palliatifs contribue à nourrir un sentiment de défaite chez les malades qui, sans espoir de guérison, doivent mettre fin à leurs traitements ou préfèrent les arrêter. « Quand ses médecins ont décidé qu’il n’y avait plus rien à faire [pour Nicole], c’est comme s’ils la laissaient tomber », regrette le professeur à la retraite de la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke. « C’est comme s’ils avaient eux-mêmes l’impression d’avoir perdu, alors que ce n’était pas nécessairement un échec médical, mais seulement l’évolution normale d’une vie. »

Cette vision dichotomique des traitements au sein de la profession fait que les patients ont l’impression que de les arrêter, ça veut dire cesser de se battre, « se résigner », fait valoir le coauteur de l’essai Guérir est humain (Médiaspaul, 2016). « Au contraire, choisir la meilleure action à adopter, c’est faire preuve de courage. On peut trouver courageux ceux ou celles qui “combattent” jusqu’à la fin. Mais ceux qui voient la réalité en face, pour vivre pleinement le temps qui reste, sont tout autant des exemples de courage. »

Pour Véronique Poulin, hémato-oncologue à l’hôpital régional de Saint-Jérôme, le désarroi des proches d’un malade face à cette situation qui leur échappe contribuerait à la préséance de la sémantique du combat. « J’entends souvent des patients me dire : “Mes enfants veulent que je continue ma chimio, mais moi, je suis tanné, je suis épuisé. Si ce n’était pas de mes enfants qui pensent que je capitule, que je baisse les bras, j’arrêterais”. »

Croire que le combat sincère triomphera de tous les obstacles, c’est aussi nier ce vers quoi nous cheminons tous, croit Line St-Amour, qui anime des groupes de soutien pour la Fondation Virage. « Ça me surprend toujours quand des patients de 40, 45, même de 60 ans me disent qu’ils se sentaient invincibles. Il faut être en mesure de la regarder en face, la mort. »

La psychologue invite néanmoins les patients à être indulgents quand les encouragements d’amis ou de membres de leur famille sonnent creux.

« Les gens se sentent bien démunis face à un proche malade. Les mots leur manquent. Il faut voir derrière ces paroles la main tendue qui se manifeste parfois maladroitement. Il ne faut jamais hésiter à demander : “Quels sont les mots, les images, qui sont porteurs de sens pour toi ?” plutôt que d’imposer ceux que l’on pense être les bons. »

Le cancer en chiffres au Québec et au Canada

Le cancer est la principale cause de décès au Canada et compte pour 30 % de ceux-ci (2012)

53 200 nouveaux cas de cancer au Québec en 2017
Une moyenne de 565 personnes par jour
21 800 décès en 2017

Taux moyen de survie après cinq ans (2006 à 2008) : 60 %
Cancer du poumon (17 %)
Colorectal (64 %)
Sein (87 %)
Prostate (95 %)

Progrès
Entre 1988 et 2017, la mortalité due au cancer a diminué de 32 % pour les hommes et de 17 % pour les femmes.

* Les statistiques ne peuvent être présentées comme une prévision individuelle de guérison, plusieurs variables comme le type de cancer, son stade et sa localisation et la réponse au traitement étant à prendre en considération.

Source : Statistiques canadiennes sur le cancer, 2018


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