Le marketing derrière la «guerre» contre le cancer

Photo: Métropole Films Le champion cycliste Lance Armstrong,  créateur d’un fonds du même nom, avait surfé sur l’image du patient invincible.

Les mots choisis et les vastes campagnes déployées pour sensibiliser le public au cancer ont contribué à forger au fil des ans un discours collectif sur cette maladie. Un discours que remettent en question aujourd’hui plusieurs des organismes qui sont aux premières loges de cette mission.

« Stopper le cancer avant qu’il n’apparaisse. » « Un jour, nous vaincrons le cancer. » « Soyez un champion pour le cancer. » D’où viennent ces injonctions à monter au front, scandées jusqu’à plus soif comme un credo militaire visant l’ennemi à abattre ?

Il faut remonter aux années 1970 pour retracer l’émergence du discours « belliqueux » sur le cancer, propulsé par la signature du National Act on Cancer par le président américain Richard Nixon. Cette loi posait les premières bases d’un effort national concerté pour améliorer l’efficacité et le financement des traitements spécialisés contre le cancer. Une initiative spectaculaire, rapidement surnommée la « Guerre contre le cancer » (War on cancer).

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49 % des hommes et 45 % des femmes sont susceptibles d’avoir un diagnostic de cancer au cours de leur vie.

Depuis, les efforts monstrueux des lobbys déployés pour financer la recherche sur cette maladie ont adopté cette image martiale, s’accaparant celle « du champion » et du « combattant » pour galvaniser les donateurs et l’opinion publique.

Aux États-Unis, le champion cycliste Lance Armstrong, créateur d’un fonds du même nom, avait lui-même surfé sur l’image du patient invincible. Le sportif en rémission d’un cancer des testicules, depuis reconnu coupable de dopage et dépouillé de ses médailles, résumait ainsi sa vision du cancer : « Give up or fight like hell ! »

Tout récemment, en France, l’image d’une fillette de quatre ans atteinte d’un cancer incurable déguisée en Wonder Woman a été bombardée sur les réseaux sociaux pour recueillir des dons contre les cancers pédiatriques. Un matraquage fait sans mauvaises intentions, qui, au fil des ans, a contribué à cristalliser dans l’imaginaire collectif et dans les médias la même rhétorique, non sans effets sur les malades.

Revoir les mots

 

Johanne Fontaine n’a pas été la seule à écoper de titres annonçant sa « défaite » contre le cancer. ldem pour l’ex-ministre Hélène Zakaïb, décédée quelques jours plus tôt.

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C’est le nombre de Québécois qui meurent du cancer chaque jour.

Quand le sénateur américain républicain John McCain a fait savoir qu’il arrêtait ses traitements contre un cancer du cerveau incurable, plusieurs médias ont annoncé qu’il « abdiquait » face au cancer.

Pour plusieurs organismes, il est temps de changer cette vision binaire de la maladie. « C’est difficile de choisir les mots. Certains patients ne veulent plus entendre les mots “perdant” ou “survivant”, car pour eux, ça culpabilise ceux qui ne sont pas passés à travers. Personne ne part avec des chances égales contre un cancer », souligne Nathalie Tremblay, présidente-directrice générale de la Fondation cancer du sein du Québec (FCSQ).

Mais quand fondations et sociétés multiplient marathons et exploits glorifiant l’image du vainqueur pour amasser des fonds, faut-il s’étonner que l’opinion publique ne voie que gagnants et perdants ? Sans faire son mea culpa, la FQCS affirme que cette vision est en train de changer.

Parler de prévention

 

« Se défoncer pour faire un marathon, ce n’est pas nécessairement “bon” contre le cancer. On se tourne désormais vers des activités de financement compatibles avec ce que dit la science sur la prévention.

Notamment qu’une activité légère ou moyenne régulière peut réduire de 15 à 21 % les risques de cancer du sein », précise Mme Tremblay. Depuis deux ans, les donateurs de la Fondation sont plutôt invités à assister à une session de yoga ou à courir 50 kilomètres, mais en petites étapes, échelonnées sur un an.

À la Société canadienne du cancer (SCC), on prend acte des biais perpétués par une image de la maladie cancéreuse parfois éloignée de la réalité des patients. « Les termes “combat” et “lutte” ont été surutilisés dans nos documents […] et ne rejoignent pas les personnes que nous desservons », a reconnu dans une déclaration écrite au Devoir Paula Robert, vice-présidente générale à la SCC. « Il nous reste beaucoup à faire et nous prendrons une nouvelle direction déterminante au cours des prochains mois. »

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Un Canadien sur quatre risque de mourir du cancer.

Avant de mourir, en juillet 2016, la jeune blogueuse britannique Kate Granger, atteinte d’un cancer métastatique à l’âge de 35 ans, avait aussi lancé une vive polémique dans son pays en dénonçant le slogan du principal fonds contre le cancer, Research UK : « Un jour, nous vaincrons le cancer. » « Plutôt que de tendre vers le discours de la guerre, [vivre avec le cancer] consiste à être le mieux possible, à faire face, à accepter, à me fixer des buts accessibles à court terme. »

Héros sans histoire

 

Pour le Dr Philippe Southier, gynéco-oncologue au CHUM et membre du conseil d’administration de la Fondation québécoise du cancer, un changement de discours s’impose pour aider certains patients à composer plus sereinement avec le cancer. « À l’heure actuelle, on est un héros ou on est mort. Comme s’il n’y avait rien entre les deux. C’est bien d’être inspirés par des héros, oui, mais ils sont l’exception. Entre ce qui est inspirant et culpabilisant, la frontière est parfois mince », pense-t-il.

Selon ce médecin, au point de vue médiatique, « ça a quelque chose de sexy et de vendeur de parler de victoire sur le cancer, de montrer des héros », plutôt que de parler de gens qui tentent de bien vivre, tout simplement.

« Des mères qui s’occupent de leurs enfants et qui travaillent pendant leurs traitements, ça a l’air moins glorieux que de faire un marathon. Mais je peux vous dire que c’est tout aussi héroïque ! »

« C’est pourquoi je dis à mes patients d’arrêter de se battre contre le cancer, mais plutôt pour ce qu’ils valorisent. Pour profiter de leurs enfants, de leurs parents, pour mener à bien un rêve, un projet, pour mieux vivre au jour le jour. »

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