L’accès limité aux opioïdes mènerait au marché noir

Pendant que Santé Canada se penche sur la possibilité d’interdire la vente libre de médicaments à base de codéine, une récente étude nord-américaine conclut que restreindre l’accès aux opioïdes utilisés à des fins médicales pousse les patients vers le marché noir. Une avenue pourtant envisagée comme une solution dans la lutte contre la crise des opioïdes par le Collège des médecins et l’Ordre des pharmaciens.
Publiée dans le British Medical Journal le mois dernier, l’étude montre que la quantité d’opioïdes qui circulent sur le marché noir a doublé aux États-Unis depuis l’application en 2014 d’une réglementation plus stricte de la vente légale de ce type de médicaments.
« On a constaté une augmentation de 4 points de pourcentage par année à partir de 2014 de ce type de produits sur le marché noir américain. Ça veut dire que ç’a doublé en seulement deux ans, car on est passés d’une part de marché attribuable à ces opioïdes de 6 à 14 % entre 2014 et 2016 », explique au Devoir le professeur adjoint à l’École de criminologie de l’Université de Montréal (UdeM) David Décary-Hétu, qui a coécrit l’étude avec des chercheurs australiens et anglais.
« Et la composition du marché des opioïdes d’ordonnance a aussi changé : le fentanyl, qui était le produit le moins acheté en 2014, est devenu le deuxième parmi les plus fréquemment achetés en juillet 2016 », poursuit le chercheur.
La collecte de données a été réalisée entre 2013 et 2016 et provient de 31 des plus grands marchés de médicaments sur le « darknet » à travers le monde. Les chercheurs ont établi un lien entre l’augmentation de la vente illicite d’opioïdes et la mise en application en 2014, aux États-Unis, de la Drug Enforcement Administration (DEA) sur les prescriptions d’hydrocodones et d’oxycodone, les analgésiques opioïdes les plus prescrits au pays.
« On a comparé avec ailleurs dans le monde et on ne voit une telle augmentation qu’aux États-Unis et que pour cette catégorie de médicaments. C’est significatif ! », indique David Décary-Hétu.
Confronté à une augmentation importante du nombre de décès par surdose d’opioïdes, le gouvernement américain avait décidé d’interdire l’accès à cette catégorie de médicaments en vente libre et demandé parallèlement aux médecins de réduire la prescription de ces analgésiques.
« Des gens ordinaires se sont fait dire par leur médecin qu’il ne peut plus leur prescrire le médicament qui pouvait soulager leur douleur. Alors, logiquement, beaucoup de patients devenus dépendants se sont tournés vers le darknet pour s’en procurer », explique le chercheur de l’UdeM, qui ne s’étonnerait pas de voir la même situation se produire au Québec.
À ses yeux, en limitant l’accès aux opioïdes par voie légale sans s’attaquer au coeur du problème — soit la dépendance des patients —, le mal a juste été changé de place.
Accompagnement
« Ce genre d’étude montre bien que, quand on ferme une valve, ça va simplement en ouvrir une autre ailleurs », reconnaît le président de l’Ordre des pharmaciens du Québec, Bertrand Bolduc, qui ne considère pourtant pas la décision américaine comme une erreur en soi.
« Restreindre l’utilisation d’opioïdes chez les gens qui en ont besoin, ça ne peut jamais être une mauvaise chose. […] Mais là où il faut vraiment agir, c’est en prévention de développement des dépendances », poursuit-il, estimant qu’une diminution des prescriptions et de l’accès à la codéine et autres opioïdes ne peut se faire sans accompagnement. Les patients, devenus dépendants, ont besoin d’aide pour diminuer leur consommation.
Un plus grand rôle pourrait être attribué aux pharmaciens dans ce combat contre la crise des opioïdes, croit M. Bolduc. À l’heure actuelle, ces derniers rencontrent encore des barrières administratives les empêchant de fractionner les ordonnances de ce type de traitement. « Parfois, les médecins prescrivent une grosse quantité d’un coup à un patient qui pourrait en prendre moins tout en soulageant sa douleur. La bonne dose, c’est celle qui nous laisse encore un peu de douleur. Quand on soulage complètement, là ça peut devenir une dépendance. »
Beaucoup de patients devenus dépendants se sont tournés vers le darknet pour s’en procurer
Situations différentes
De son côté, le président du Collège des médecins du Québec, Charles Bernard, se veut tout de même rassurant, considérant que le scénario américain ne pourrait se reproduire au Québec. « Le système de santé américain est très différent du nôtre, et la crise y est bien plus forte qu’ici, dit-il. Ce problème de santé publique était tellement majeur aux États-Unis que le pays n’avait pas le choix de trouver des solutions et de prendre des mesures. »
M. Bernard rappelle que le Québec est déjà, au départ, la province canadienne où les médecins prescrivent le moins d’opioïdes. « On fait beaucoup de surveillance au Canada, et au Québec particulièrement. Les ordres sont plus sévères et encadrent davantage la pratique de leurs membres pour éviter les excès de prescriptions », soutient-il.
Interrogé sur le sujet, Santé Canada n’a pas souhaité commenter l’étude, justifiant que, « compte tenu de la situation particulière de chaque pays, Santé Canada ne serait pas en mesure de commenter les actions des autres gouvernements ».
Le ministère a toutefois précisé qu’il souhaite « trouver l’équilibre » entre l’accès aux produits contenant une faible dose de codéine — actuellement en libre accès en pharmacie — aux personnes en ayant besoin, et la diminution des dangers liés à la consommation d’opioïdes pour ces personnes et à l’échelle de la santé publique.
« Les opioïdes doivent être disponibles pour les patients qui en ont besoin, sur la base des conseils médicaux de leur médecin. […] Mais [Santé Canada] recommande que les patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse essayent d’abord des options non opiacées, avant d’envisager un essai de traitement aux opioïdes », explique le ministère.