Mieux traiter les médecins ne profite pas aux patients

En doublant l’enveloppe de rémunération des médecins en dix ans, le Québec n’a récolté qu’une stagnation, voire une diminution des soins, conclut une étude très attendue sur le sujet rendue publique aujourd’hui.
Son auteur principal, le chercheur Damien Contandriopoulos, en conclut qu’il faut retirer la gestion des enveloppes de rémunération aux fédérations médicales. Il en fait sa principale recommandation.
Après trois ans à creuser le sujet, son jugement est sans équivoque : « Nos données montrent qu’en dix ans nous avons doublé les investissements pour payer les médecins. C’est massif. Et la société en a retiré exactement… rien », a-t-il déclaré au Devoir en entrevue la semaine dernière. L’étude était soumise à un embargo jusqu’à aujourd’hui.
Entre 2006 et 2015, l’enveloppe destinée aux médecins a doublé, passant en dollars courants de 3,3 à 6,6 milliards de dollars, une augmentation moyenne de 8,1 % par an. Les autres dépenses en santé, elles, ont crû de 4,3 % en moyenne pendant la même période. Les augmentations ont surtout profité aux médecins spécialistes. Ils ont touché une augmentation de 116 % en dix ans, contre 78 % pour les omnipraticiens.
Cette étude est cosignée par plusieurs chercheurs et collaborateurs, dont Astrid Brousselle, Mylaine Breton, Arnaud Duhoux, Catherine Hudon et Alain Vadeboncoeur. Elle a été subventionnée à hauteur de 250 000 $ sur trois ans par le Commissaire à la santé et au bien-être, aujourd’hui aboli. Ce dernier avait confié l’administration des fonds et son processus d’octroi et de gestion aux Fonds de recherche du Québec pour éviter toute ingérence, car le sujet est épineux.
Avec quels résultats ?
L’équipe de recherche a utilisé trois indices différents, calculés à partir des données de la RAMQ auxquelles elle a eu accès, pour calculer la productivité médicale. Presque tous les calculs pointent une diminution de la productivité médicale.
L’effectif médical a bondi de 17 % en dix ans.
Premier indice calculé : le nombre d’actes facturés. Ils ont baissé de 8,2 % chez les omnipraticiens et augmenté de 9,1 % chez les spécialistes.
Mais les actes évoluent au fil du temps, rendant ces résultats difficiles à interpréter. Que dit le deuxième indice calculé ? Que le nombre moyen de visites de patients par médecin omnipraticien a diminué de 17 % en dix ans, contre une chute de 12 % chez les spécialistes pour la même période.
En ce qui concerne le troisième indice calculé, il indique que le nombre moyen de jours travaillés pour le régime public par les omnipraticiens est passé de 203 en 2006 à 194 en 2015. Chez les spécialistes, on est passé de 210 à 203 jours par an.
Les deux derniers indices sont les plus solides, selon M. Contandriopoulos. Notamment celui des jours travaillés. « C’est un bon indicateur longitudinal, il n’y a aucun biais qui pourrait permettre d’affirmer qu’il n’y a pas eu diminution », dit-il. Lors d’entrevues avec 33 médecins, il a pu constater que ces derniers doutent qu’ils travaillent aussi peu. « Ils me disent qu’ils ne prennent pas douze semaines de vacances par an. Je n’en ferai pas un objet de débat », dit-il. Peut-être bien que les médecins effectuent des tâches administratives non facturées le vendredi, par exemple. Mais peu importe : la baisse, elle, ne peut qu’être constatée, tranche le chercheur.
Pourquoi ?
Faut-il pour autant amener les médecins à travailler plus ? Non, dit M. Contandriopoulos. « Je ne suis pas en faveur du travail forcé ! » lance-t-il. Toutefois, il estime qu’il est « utopique » pour les disciples d’Hippocrate de « penser qu’ils peuvent faire le choix [de travailler moins] en conservant le même, voire un plus grand niveau de revenu que les générations antérieures de médecins ».
Que les jeunes médecins, en raison de leurs valeurs, veuillent consacrer moins de temps au travail, soit. Mais « il va aussi falloir qu’individuellement ils gagnent moins. Car nous sommes face à une logique qui, actuellement, met en péril la soutenabilité du système d’assurance maladie », juge-t-il. Il n’hésite pas à faire le pont avec les infirmières à bout de souffle : « Les deux sont reliés. Les médecins sont extrêmement bien payés dans un système qui fonctionne tout croche. Je pense qu’ils le savent. »
Reprendre le contrôle
La principale recommandation du rapport consiste à retirer aux fédérations médicales la gestion de leurs enveloppes. Les fédérations ont pour mission de défendre les intérêts de leurs membres. C’est légitime pour un syndicat, dit M. Contandriopoulos. Mais le gouvernement s’est « désengagé » de la gestion des milliards versés et « on se retrouve dans une situation où notre modèle est débalancé vers une optimisation du bien-être financier des médecins avec peu de préoccupation pour l’accès, la qualité et la pertinence des soins ».
De plus, sans rejeter complètement le modèle de la rémunération à l’acte, il recommande de céder la place à d’autres modes lorsque cela est possible. En établissement, le paiement sur une base horaire tout en laissant aux médecins leur statut d’entrepreneur lui semble le plus approprié. En première ligne, le paiement à l’équipe de soin d’un montant pour suivre un nombre défini de patients, appelé la capitation, serait intéressant.
Lors d’entrevues avec des médecins, des « comportements indésirables » dus au paiement à l’acte ont été portés à l’attention des chercheurs, comme des actes non requis médicalement. La littérature scientifique a déjà montré que la rémunération à l’acte peut « pousser des décisions cliniques inappropriées, une sous-pertinence des soins et que cela entraîne des risques au moins potentiels pour la santé des patients. C’est quelque chose qu’on a clairement retrouvé dans nos entrevues », relate le chercheur. Il ne peut donner de détails sur les « anecdotes » entendues, craignant des poursuites. Mais il croit que le Collège des médecins du Québec doit s’en mêler et « défendre des modes de rémunération aussi favorables que possible à la qualité des soins ».
Damien Contandriopoulos était professeur à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal quand il a obtenu le mandat. Il a quitté le Québec en janvier, acceptant un poste de professeur à l’Université de Victoria en Colombie-Britannique.