Itinérance: soigner la maladie mentale, un jeune à la fois

Plus de 85 % des jeunes itinérants vivent une détresse élevée.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Plus de 85 % des jeunes itinérants vivent une détresse élevée.

Les effluves du dîner sont réconfortants, la soupe est chaude et les galettes, nourrissantes. Les jeunes qui attendent leur tour, plateau à la main, blaguent entre eux pendant que les tables de la cafétéria se remplissent. L’atmosphère est bon enfant. Sauf que, pour ces jeunes, le repas copieux sera peut-être le seul de la journée.

Nous sommes dans les locaux de Dans la rue, dans le Centre-Sud de Montréal, et ces jeunes vivent l’itinérance et la pauvreté. Une situation inextricablement liée au fait que la majorité éprouve des problèmes de santé mentale. Plus que d’un repas chaud, c’est de soins qu’ils ont besoin dans un système qui, trop souvent, les a laissés tomber.

Wendel, par exemple, s’est retrouvé à la rue à 22 ans, en pleine psychose. Il avait passé plusieurs jours « sur le party », à consommer, « sans dormir ni manger ». « Je me suis retrouvé à Montréal sans nulle part où aller », raconte le jeune homme. Cette nuit-là, il a trouvé un lit au Refuge des jeunes. L’intervenant de nuit voit bien que ça ne va pas du tout. « Il a appelé l’ambulance, j’ai été hospitalisé trois mois ». Une intervention qui l’a « sauvé », croit-il. « Sinon, je serais encore dans la rue. »

Son parcours a été en dents de scie depuis cet événement survenu il y a deux ans. Il a vécu un nouvel épisode d’itinérance, mais avec le soutien des intervenants et de la Dre Amal Abdel-Baki, sa vie a pris un nouveau tournant. Il est très fier de dire qu’il a son appartement à lui — un trois et demi, précise-t-il ! — et un emploi dans une usine. Il devrait terminer son secondaire sous peu et rêve de s’acheter une voiture. « Ça fait huit mois maintenant que je ne consomme plus, que je ne bois plus. Je me suis rapproché de ma famille. »

Où vas-tu aller avec ta voiture, Wendel ?

« Je pense que j’irai visiter le parlement à Ottawa. Je vais peut-être m’intéresser à la politique ! », répond-il le plus sérieusement du monde.

Des jeunes comme lui, Dans la rue voudrait en aider plus.

 

Agir rapidement

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Il faut être à l’écoute pour pouvoir aider des jeunes en situation d’itinérance.

Cela fait déjà plusieurs années que l’organisme fondé par le père Emmett Johns, surnommé « Pops », offre des services psychologiques et collabore étroitement avec le CHUM pour aider les jeunes de la rue qui ont, pour la majorité, toutes sortes d’enjeux de santé mentale. Car au-delà d’un refuge, d’un repas, d’une paire de bottes, ils ont besoin d’écoute et de soins pour briser le cycle de l’itinérance et de la précarité.

C’est là que le programme ACESSS, dont les fonds proviennent d’Ottawa et d’une fondation privée, intervient. Grâce à lui, le CHUM et Dans la rue ont pu embaucher des intervenants supplémentaires pour répondre rapidement aux appels à l’aide des jeunes. Un projet de recherche évaluera, de plus, l’efficacité des interventions.

Dans la cohue de la cafétéria, bondée, de l’organisme, la psychologue Diane Aubin souligne à quel point une intervention rapide est cruciale.

« L’itinérance porte un grand potentiel traumatique. Le manque de sommeil, la faim, l’hypervigilance font qu’on s’épuise. En très peu de temps, la santé physique et mentale en est affectée. Il faut agir. »

Dans son bureau, les jeunes arrivent souvent épuisés, sans avoir mangé à leur faim. « Je me suis rendu compte, en début de carrière, que si je ne demandais pas au jeune s’il avait mangé et dormi, je pouvais faire un diagnostic complètement faussé », raconte-t-elle.

Les troubles de santé mentale peuvent aussi bien être à l’origine d’un épisode d’itinérance qu’en être la conséquence. « Les degrés varient de l’anxiété à la psychose et au stress post-traumatique », dit la psychologue.

Cécile Arbaud, la directrice générale de Dans la rue, attablée devant elle, opine : « Une chose est sûre, la santé mentale met une barrière entre le jeune et la possibilité de retourner à l’école, d’avoir un logement, de cesser de consommer. Il faut se demander comment agir vite et donner des soins de qualité. »

Impliquer les jeunes

 

Dans la rue et le CHUM collaborent depuis plusieurs années pour améliorer les soins donnés aux jeunes itinérants qui ont des problèmes de santé mentale. Mais il fallait faire encore plus, encore mieux.

Avec le programme ACCESS, plus de jeunes vont obtenir des soins, croit la Dre Amal Abdel-Baki, psychiatre au CHUM. « On préconise un accès en moins de 72 heures. Pas d’être mis sur une liste d’attente ou référé à des soins qui ne sont pas appropriés, explique-t-elle. Des fois, on fait de grosses démarches pour amener un jeune à se présenter à l’urgence, pour qu’il ait son congé quelques heures plus tard. On n’est pas plus avancés. »

« Il y a encore trop de mauvaises portes auxquelles les jeunes peuvent cogner », estime-t-elle. Des portes qui mènent à des listes d’attente, trop souvent, ou à des soins qui ne tiennent pas compte du contexte dans lequel évolue un jeune qui a connu l’itinérance. « La prise en charge de la santé mentale, ce n’est pas juste la médication et la psychothérapie. C’est avoir des conditions de vie acceptables, se nourrir, se loger, se réaliser. »

Les jeunes sont activement impliqués dans la mise en place de solutions dans le cadre du nouveau programme. Ils ont participé aux entrevues d’embauche des nouveaux intervenants, par exemple. Ils élaborent aussi les thèmes des ateliers qui seront offerts. Dans la rue réfléchit également à une façon d’impliquer les familles et les proches aux démarches.

Dave Dumouchel, qui coordonne les services de première ligne de l’organisme, travaille de près avec ces jeunes depuis 15 ans. Pour lui, c’est primordial que ces derniers soient les acteurs principaux de l’intervention. « Notre rôle, c’est de leur offrir les meilleurs outils », croit-il.

La cafétéria a retrouvé son calme. Une fille et un garçon jouent à un jeu de table. D’autres sont en classe, sur place, avec un professeur prêté par la Commission scolaire de Montréal. La salle d’art est comme un petit havre de paix. Au sous-sol, on distribue des chandails, du savon et même des pantoufles tricotées par de vraies grands-mères.

Un filet de protection se tisse, une maille à la fois.

Une détresse omniprésente

Plus de 85 % des jeunes itinérants vivent une détresse élevée. Une étude rendue publique jeudi par l’Observatoire canadien sur l’itinérance met en lumière les enjeux majeurs que pose la santé mentale pour les jeunes en situation de précarité. En effet, 42 % des quelque 1100 jeunes de la rue issus de 49 collectivités interrogés avaient tenté de se suicider à au moins une reprise et plus du tiers avait été hospitalisé à la suite d’une surdose de drogue.

« Nous attendons bien trop longtemps avant d’intervenir en itinérance chez les jeunes », déplore l’institut de recherche indépendant.

Le sondage montre aussi que, pour 40 % de ces jeunes, le premier épisode d’itinérance est survenu avant l’âge de 16 ans. Plus de 63 % ont vécu des traumatismes et des mauvais traitements dans l’enfance, et 58 % ont été pris en charge par les services de protection de l’enfance.

« Nous devons rapidement mobiliser les interventions précoces auprès des jeunes, étant donné que plus un jeune est à la rue, plus les conséquences sont néfastes pour sa santé mentale », expliquent les auteurs du rapport.


Sans domicile : un sondage national sur l’itinérance chez les jeunes


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