Les dangers de la centralisation

Les médecins du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine sonnaient l’alarme il y a peu de temps : ils assimilent la centralisation des laboratoires nommée Optilab, qui enverra des prélèvements des jeunes patients au CHUM, à un démantèlement. Les conséquences seront potentiellement graves pour les patients, disent-ils. À leur invitation, Le Devoir a pu se glisser dans les coulisses de l’hôpital, des couloirs que les patients ne fréquentent pas, mais où, souvent, des vies se jouent.
Une porte verrouillée marque la limite entre le grouillant hôpital pour enfants et le calme relatif de ses laboratoires. C’est là que le Dr Christian Renaud accueille Le Devoir. Le microbiologiste-infectiologue résume son inquiétude en quelques mots. « On nous parle de réduire de 60 % les effectifs des laboratoires. Mais on ne sait rien. » Une collègue à qui il a délégué sa garde du jour passe sa tête dans l’embrasure de la porte du petit bureau.
« Est-ce qu’on a trouvé des champignons ? », demande-t-elle avec anxiété. Sur la liste de garde de plusieurs dizaines de patients, un enfant immunosupprimé. Sa peau est attaquée par un microbe peu ordinaire qui se multiplie à la vitesse grand V. Cela pourrait le tuer, car son système immunitaire n’a pas la force de frappe nécessaire pour combattre.
Le coupable est apparu timidement sur une gélose pendant la nuit.
Des leucémies, des lymphomes, des greffes de moelle osseuse, de foie, de coeur, des cas de VIH, de grande prématurité, de tuberculose. Autant d’enfants qui, ce jour-là, sont victimes d’une infection à un des étages. « Ce n’est pas des blagues quand on dit qu’on soigne les enfants les plus malades du Québec », s’indigne le Dr Renaud, qui semble encore incrédule de devoir défendre l’importance cruciale des laboratoires pour un hôpital comme Sainte-Justine.
Les principales craintes : que des échantillons se perdent ou se dégradent dans le transport, forçant la reprise de prélèvements souvent complexes ou douloureux. Les médecins dénoncent aussi les effets appréhendés sur le travail interdisciplinaire et l’innovation s’ils sont coupés de leurs laboratoires et que les équipes sont divisées entre le CHUM et Sainte-Justine. « C’est tout le travail d’équipe qui est en péril », selon le Dr Renaud.
Des diagnostics critiques
Premier arrêt en radiologie. Un adolescent qui vit avec une maladie auto-immune a fait plusieurs heures de voiture avec sa mère pour une biopsie du foie. Le tintement rapide du moniteur cardiaque trahit sa nervosité. C’est douloureux. Son médecin retire un spécimen de la taille d’un cheveu de quelques millimètres. « Il ne faut pas qu’il sèche. Apportez ça au labo au plus vite », lance-t-elle.
Traversée des laboratoires d’immunologie, de virologie, de biologie moléculaire, de microbiologie. À leurs côtés, les technologues tiennent une liste de « leurs » patients. Elles connaissent leurs noms par coeur. Dès qu’un résultat se confirme, elles saisissent le téléphone.
L’immunologue pédiatre Élie Haddad se tient à côté de l’appareil qui a permis de mettre au point des tests pour diagnostiquer une panoplie de maladies rares : « On est dans le cas par cas, rien ici n’est automatisé ni automatisable. » Que son laboratoire échappe ou non à Optilab, drame il y a, dit-il, car c’est l’interaction avec tous ses collègues qui a rendu possible la mise au point de nombreux tests uniques.
En effet, 40 % des nouvelles analyses de laboratoires développées au Québec proviennent de Sainte-Justine.
« Nous ne sommes pas des enfants gâtés ! Je n’ai pas à m’excuser d’aimer mes patients », lance le Dr Haddad avec émotion.
La Dre Carine Nyalendo n’est pas moins inquiète. Elle dirige le service de biochimie, dont le laboratoire est la « ruche » centrale de Sainte-Justine. Là transitent des milliers d’analyses sanguines. « Des tests qu’on fait avec une goutte de sang, les hôpitaux pour adultes les font avec 5 ml », explique-t-elle, soucieuse du sort de ces précieux échantillons sur les routes de Montréal puis dans un laboratoire du CHUM. « Ils ne garderont pas nos échantillons pendant des jours comme nous pour pouvoir mener de nouvelles investigations », craint-elle. Et à qui ira la priorité, à quelle vitesse ? « On fait tout pour sortir les résultats en quelques heures », explique-t-elle. À l’autre bout du processus, des parents, inquiets, attendent. Entre la routine des tests de glucose, le laboratoire est responsable d’analyses délicates, comme l’identification du virus Zika.
Rapidité et spécificité
L’hémato-oncologue Yves Pastore termine une consultation. Il a admis un enfant aux soins intensifs. Leucémie. « Ça prend un pronostic rapide. On ne peut envoyer le tube sur la route et attendre deux jours ! », s’exclame-t-il en parlant d’Optilab. « On a fait entrer une technicienne d’urgence la fin de semaine. Si c’est un type particulier de leucémie, le traitement est totalement différent. » Selon lui, on peut perdre un enfant très rapidement tant certaines maladies sont fulgurantes. « La démarche de Québec est louable. Mais la réalité pédiatrique est si différente. Optilab nous pousserait à diminuer nos standards de soin. »
Dans un service voisin, la tournée nous mène à surprendre trois médecins penchés sur le cas d’un patient atteint d’une anomalie au cerveau. Le pathologiste Benjamin Ellezam, le neurochirurgien Claude Mercier, et le neuro-oncologue Sébastien Perreault délibèrent. Est-ce cancéreux ? « Professionnellement, ce serait une catastrophe si on ne travaillait plus, physiquement, ensemble », constate le Dr Mercier. Les spécimens, il les apporte le plus souvent lui-même au Dr Ellezam, directement de la table d’opération, où le reste de l’intervention dépend du résultat.
Dans le bureau voisin, l’énigme du petit patient immunosupprimé atteint d’une mystérieuse infection de la peau livre ses secrets. Sous le microscope de la pathologiste Natalie Patey, des colorations de la peau du patient révèlent qu’un champignon agressif est en cause. « Tous les vaisseaux sont infectés ! », lance-t-elle au Dr Renaud. « On a commencé un traitement, on espère que ça va fonctionner… », répond ce dernier.
La chef du service de pathologie, la Dre Dorothée Dal Soglio, ne peut pas croire que des échantillons aussi cruciaux seraient envoyés sur la route. « C’est vrai que certaines analyses peuvent attendre. Mais pas celles d’un enfant greffé qui peut perdre son foie ! »
De nombreuses démarches pour sonner l’alarme
Les médecins de Sainte-Justine ont multiplié les démarches pour faire entendre leur inquiétude. Les chefs de service et le Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens de l’hôpital ont écrit des lettres au conseil d’administration où ils soulèvent les risques d’Optilab pour leurs patients. Ils ont présenté des argumentaires aux fonctionnaires responsables d’Optilab. L’accélération récente de l’opération les a convaincus de parler publiquement. Des collègues du SickKids de Toronto, du BC Children Hospital et de l’IWK Health Center d’Halifax leur ont manifesté leur appui. « La fusion de laboratoires de microbiologie pédiatrique avec des laboratoires adultes à haut volume devrait être évitée », écrivent-ils dans une lettre envoyée en septembre au sous-ministre au MSSS Michel Bureau. « La pédiatrie a toujours voulu être une chasse gardée », a affirmé le ministre Gaétan Barrette à La Presse après une première sortie publique de ses médecins sur Optilab. Selon lui, il n’y aura pas d’effet négatif sur les patients. Il affirme que la qualité augmentera.Le Devoir a demandé aux médecins rencontrés à Sainte-Justine s’ils protégeaient leurs intérêts ou leur rémunération dans ce dossier. « Ce n’est pas une affaire de salaire, pas du tout », tranche le Dr Christian Renaud. Côté coûts, il reconnaît qu’il est inévitable que les coûts des analyses pédiatriques soient parfois plus élevés. « On va faire un tort énorme aux enfants, il n’est pas du tout question d’argent, s’indigne le Dr Élie Haddad. On veut faire une médecine d’excellence, pas se contenter d’être médiocres ». « Oui, on tient beaucoup à nos laboratoires qui sont aussi nos gagne-pain, répond un des doyens de Sainte-Justine, l’hémato-oncologue George-Étienne Rivard. Mais on ne défend pas les droits des médecins ici, mais bien ceux des enfants. »