Les adolescents en décalage horaire

Hyperoccupés, branchés jusque dans leur lit, dévorés par leur vie sociale, aux prises avec leurs bouleversements hormonaux, les adolescents manquent cruellement de sommeil. À un point tel que cela nuit à leurs études. Et il n’est pas simple de les aider…
« Le lundi matin, c’est pire. C’est trente-deux plantes vertes qui ont gravement manqué d’eau pendant la fin de semaine ! », précise Caroline Charbonneau, qui enseigne les sciences au secondaire.
Elle rit. Comme tous les enseignants du secondaire qui observent que les jeunes sont fatigués. Parce que la réponse est tellement évidente.
Dans les cours de Science et technologie qu’elle donne à des groupes de 1re secondaire, en Montérégie, elle enseigne normalement à des élèves de 12, 13 et 14 ans. Sauf à la première période, à 8 h 05 le matin. C’est plutôt devant des zombies qu’elle s’échine. Pourtant, ce sont les mêmes adolescents. Ce qui change, c’est l’heure.
« Le matin, c’est troublant, des fois, confie-t-elle. Devant moi, j’ai trente-deux jeunes, complètement silencieux, la tête appuyée dans les mains, ou “évachés” sur leur chaise. Pas de questions, pas de bruit. Ou alors des soupirs. Quelques-uns qui cognent des clous. Un ou deux qui dorment, carrément. »
Avant 9 h, il n’y a pas beaucoup de signes d’activité cérébrale dans les yeux hagards… « Ils ne retiennent pas grand-chose de la matière qu’on aborde à cette heure-là, constate l’enseignante. C’est pourtant de la matière qui les intéresse. Mais pas à cette heure-là. » À cette heure matinale, il n’y a souvent pas de service au numéro que vous avez composé…
« C’est très clair : nos ados manquent de sommeil », confirme le psychologue Roger Godbout, spécialiste du sommeil associé aux centres de recherche des hôpitaux Rivière-des-Prairies et du Sacré-Coeur de Montréal. « Le lundi matin, ils vivent un vrai décalage horaire, dit-il. Pour beaucoup d’entre eux, c’est comme s’ils arrivaient de Paris ! »
Pour lui, c’est un véritable problème de santé publique. Dans notre société en général, mais chez les adolescents en particulier.
« Toutes les observations cliniques, toutes les études convergent, partout dans la littérature scientifique, résume le chercheur. Les adolescents sont très nombreux à manquer de sommeil. » Il a lui-même pu le constater, dans les écoles où il s’est rendu. « Entre 14 et 17 ans, ils ont besoin de 8 à 10 heures de sommeil par nuit, mais ils les ont rarement. »
Les astres alignés… pour de trop courtes nuits
« L’adolescence, c’est un moment de grande incompatibilité entre le besoin de sommeil, qui est grand, et le désir ou le besoin d’accomplissement, observe Roger Godbout. Les jeunes sont très pris, socialement. Ils travaillent (souvent le soir), ils étudient fort, ils sortent, ils sont souvent impliqués dans des activités comme le théâtre, le sport, du bénévolat… Ils ont un agenda qui déborde, mais n’ont souvent aucun sens de l’organisation du temps ! »
Et puis la « fenêtre d’opportunité » pour le sommeil glisse. C’est normal. C’est hormonal, en fait. « À cet âge-là, l’horloge biologique fait en sorte que la commande pour dormir arrive plus tard le soir, précise le psychologue. Le pic de sécrétion de mélatonine, qui indique au cerveau que c’est l’heure de dormir, arrive de plus en plus tard à partir de la puberté. »
Sans compter que la lumière bleue des écrans, qui les suivent maintenant jusque dans leur lit, nuit au sommeil… « Oui, les tablettes, les téléphones, les écrans nuisent en repoussant encore plus le pic de sécrétion de la mélatonine, dit le spécialiste. Mais au-delà de ça, le type d’activités amené dans leur lit nuit : des vidéos excitantes, des interactions stimulantes ou anxiogènes sur les réseaux sociaux… »
Selon le professeur Godbout, un autre facteur aggravant lié à la technologie est leur chambre. « Leur chambre à coucher est organisée comme leur repaire. Ils y mangent, travaillent, étudient, jouent, parlent avec leurs amis. La pièce est associée à toutes sortes d’activités, et pas seulement au repos et au sommeil. Ça ne les aide pas à se reposer. »
Bref, à l’adolescence, on a toutes les raisons du monde de ne pas se coucher, « mais pas pour se lever plus tard, à cause de l’école », dit Roger Godbout. Débordés, désorganisés, branchés jusqu’au coeur de la nuit, les adolescents se couchent tard. Mais ils doivent se lever tôt, au moins la semaine.
Des effets sur le fonctionnement à l’école
Les effets sont difficiles à mesurer, ajoute le psychologue, mais on sait que le manque de sommeil influe sur la mémoire, l’attention, l’humeur. On sait aussi que le sommeil est essentiel au cerveau en croissance des adolescents, au développement de connexions neuronales. On peut donc penser qu’il y a des effets sur la performance scolaire.
Y a-t-il aussi des effets à long terme sur le développement, sur la santé ? « Il faudrait plus de données, dit le chercheur. Mais on sait que chez l’adulte, c’est associé au diabète, à une augmentation de la tension artérielle… »
À l’école, les enseignants n’ont pas de doutes. « Si un examen tombe par hasard à la première période le matin, les résultats sont significativement moins bons qu’à un examen qui tombe l’après-midi pour le même groupe ! », résume Caroline Charbonneau.
Commencer l’école plus tard ?
L’idée revient souvent : faut-il adapter les horaires d’école au rythme des jeunes ? Des recherches montrent qu’il y a des bénéfices réels pour les adolescents, dit Roger Godbout. Ils ne font pas que décaler leur vie et se coucher encore plus tard ; ils dorment effectivement davantage et sont moins fatigués à l’école.
En août 2014, l’Académie américaine de pédiatrie, inquiète de l’épidémie de manque de sommeil des adolescents, a pris position et recommandé que les cours ne commencent pas avant 8 h 30, dans les écoles secondaires. D’après les pédiatres américains, 87 % des ados dormaient moins des 8,5 à 9,5 heures recommandées par nuit.
Au Québec, l’école commence généralement plus tard qu’aux États-Unis. Dans certaines écoles, on a tout de même décalé le début des cours. À l’école Paul-Gérin-Lajoie d’Outremont, les cours commencent désormais à 8 h 45. Les résultats positifs font pencher en faveur de les repousser encore, jusqu’à 9 h. Si l’idée est évoquée tous les ans dans de nombreux établissements, il s’avère le plus souvent impossible de changer les horaires.
« C’est extraordinairement compliqué, explique Roger Godbout, souvent consulté à ce sujet. La disponibilité du transport scolaire est l’un des principaux obstacles, et il est de taille. Toute la vie des parents est organisée autour des horaires actuels. Quand on parle de retarder le début et la fin des cours, souvent, la chicane prend. C’est pratiquement impossible à changer. »
Pour Caroline, l’enseignante, « commencer plus tard favoriserait l’apprentissage, l’intérêt des élèves, leur performance. Clairement. Mais ce n’est pas à la portée des profs, de changer ça », dit-elle. Et même si ce l’était… « Mes collègues seraient sûrement tous d’accord avec moi pour dire que commencer plus tard serait à l’avantage des élèves, dit-elle. Mais ils sont nombreux à aimer finir de travailler tôt ! »
Que faire alors ?
Caroline adapte ses cours à la disponibilité de ses élèves, à défaut de pouvoir changer l’horaire. « Quand mon cours tombe le matin, je réduis mes attentes !, dit-elle. Je fais des cours plus légers, des séances de révision. Je fais bouger les élèves pour les réveiller. » Tous les professeurs ne font pas la même chose, déplore-t-elle. Certains, au contraire, « profitent » du calme d’une classe endormie pour « passer de la matière » — stratégie hautement douteuse, si l’objectif est d’enseigner ladite matière aux élèves…
Le psychologue Roger Godbout trouve bonne l’idée d’adapter le contenu et l’approche à l’heure et à la disponibilité des jeunes. « La première période, le lundi matin, il n’y a rien à faire. Elle est perdue ! », dit-il.
À son avis, le rôle des professeurs, c’est aussi, voire surtout, de parler du sommeil aux élèves. De les sensibiliser à l’importance du sommeil.
« C’est difficile parce que ça se passe à la maison, concède-t-il. Et souvent, les parents eux-mêmes ont une hygiène de sommeil discutable, dorment trop peu. Mais c’est à travers l’école qu’on a réussi à sensibiliser les jeunes au recyclage, à une époque pas si lointaine, fait-il valoir. Ce sont eux qui ont ensuite sensibilisé leurs familles ». Aujourd’hui, ça va de soi, on ne jette pas du carton à la poubelle… Pourquoi les jeunes ne seraient-ils pas un vecteur de changement pour les habitudes de sommeil aussi ?
« On a beaucoup parlé de saine alimentation, d’activité physique, à l’école et dans le discours public, ajoute-t-il. Il est temps de parler de sommeil. C’est aussi important, mais on a tendance à ne pas s’en occuper. Il faut commencer. »
Non, le rattrapage de fin de semaine ne suffit pas !
Le grand dort jusqu’à midi, samedi et dimanche ? Non, ça ne suffit pas pour compenser le déficit de sommeil accumulé pendant la semaine. D’ailleurs, c’est peut-être pire…
« Au niveau de la fatigue globale, ça peut aider, résume le pédiatre Jean-Yves Frappier, spécialiste de la santé des adolescents au CHU Sainte-Justine. Mais quand on a eu une nuit trop courte, il faut passer la journée du lendemain. Imaginez que vous ne mangiez rien du lundi au vendredi, et que vous vous gaviez de toutes les calories d’une semaine samedi et dimanche. Vous ne perdrez peut-être pas de poids… mais le mercredi, vous ne serez sûrement pas aussi efficace ! »
Même son de cloche du côté du psychologue Roger Godbout : « C’est un problème en soi, le décalage entre l’horaire de semaine et l’horaire de fin de semaine. Les jeunes se lèvent très tard la fin de semaine, et ils vivent un décalage horaire le lundi. Or, des études nous montrent que quand ce décalage est supérieur à une heure et demie ou deux heures, ça nuit au fonctionnement : les notes à l’école sont moins élevées.