Sous la coupe d’un ministre

Déjà durement frappé par les compressions, le réseau de la santé est complètement désorganisé par la réforme Barrette qui, en avril, a aboli les agences de santé et a regroupé les établissements de santé du Québec en mégastructures. Pourtant, en interne, les critiques se font rares. Il faut dire que le ministre s’est assuré de faire taire la dissidence en s’octroyant des pouvoirs exceptionnels qui lui permettent de contrôler le réseau et chacun de ses membres.
« On n’a pas le droit de poser de questions, on n’a pas le droit de dire que ça va mal ou qu’on n’est pas capable de fournir à la tâche, raconte un cadre sous le couvert de l’anonymat. Il y a un véritable climat de paranoïa en interne. On ne fait plus confiance à personne. Tout le monde surveille ce qu’il fait, ce qu’il dit, à qui il parle. Parce qu’on sait que ça se rend en haut. »
« En haut », ce sont les bureaux des p.-d.g. des nouveaux centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS). Mais on pourrait tout aussi bien dire que c’est au bureau du ministre de la Santé, Gaétan Barrette, qui réunit ses p.-d.g. une fois par mois à Québec pour dicter les règles à suivre.
Microgestion
La tendance à la microgestion s’est entamée sous l’ancien ministre libéral Yves Bolduc, mais elle s’est exacerbée avec l’arrivée de Gaétan Barrette, explique le gestionnaire David Levine dans Santé et politique, publié en juin dernier.
« Le ministre a la responsabilité de développer des politiques, de définir des standards de qualité, de décider des programmes que l’on doit introduire, mais la gestion du réseau doit être laissée aux gestionnaires », plaidait M. Levine en entrevue.
En interne, on rapporte que le ministre se penche sur absolument tous les dossiers, qu’il veut avoir son mot à dire sur toutes les décisions. La démission fracassante de Jacques Turgeon, p.-d.g. du CHUM, qui accusait le ministre d’ingérence au printemps dernier, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
La crise s’est rapidement résorbée avec l’intervention du premier ministre lui-même, qui a garanti à M. Turgeon une totale indépendance. Mais ce dernier n’est pas resté longtemps. Et pour cause. Aucun p.-d.g. n’est indépendant aujourd’hui. Ils sont tous nommés par le ministre et sont assis sur des sièges éjectables. Certains diront que le ministre a nommé des pions. On peut à tout le moins parler d’exécutants.
Pour s’assurer une mainmise sur le réseau, le ministre a également réussi à enlever tout pouvoir aux conseils d’administration des établissements. « Les conseils d’administration deviennent aujourd’hui une décoration, des “sanctionneurs” du consensus qui s’est pris en haut », dénonçait l’ancien président du CA du CHUM, Jean-Claude Deschênes, dans une entrevue accordée au Devoir l’été dernier.
La maison des fous
Pendant ce temps, on coupe en santé publique, on ampute les budgets des établissements de santé, on centralise, on coupe des milliers de cadres et on répète qu’il ne faut pas toucher aux services à la population.
Pourtant, il y a unanimité sur un fait : ce n’est plus possible de couper sans toucher aux soins. Alors on trouve des façons de tricher, explique un cadre. « L’important, c’est de ne pas faire de vagues. Il ne faut pas qu’on entende parler de nous. Ce n’est pas grave si plus rien ne fonctionne, l’important, c’est que ça ne paraisse pas en surface. »
Sur le terrain, on rapporte que les équipes sont épuisées, démotivées. Tout a été chambardé et la fusion de différents établissements de santé entraîne son lot de complications. Tout le monde change de chaise et chacun doit maîtriser, en claquant des doigts, les nouveaux dossiers. La bureaucratie s’est alourdie. Ça prend des autorisations pour tout. Plusieurs évoquent « la maison des fous ». Mais il faut faire comme si tout allait bien, et ceux qui osent demander de l’aide sont ostracisés et laissés à leur sort.
Surveillance de la qualité
« Tout le monde sait que si une entreprise ne s’occupe pas de son personnel, il y a des conséquences. Et en santé, c’est l’offre directe de services à la santé qui est touchée. Même ceux qui tentent de rester professionnels sont affectés. Alors il faut surveiller la qualité de l’offre, le nombre d’erreurs. Il est important d’effectuer une surveillance en période de grand bouleversement », notait M. Levine.
Le ministre Barrette fait plutôt le contraire en coupant dans un programme indépendant de recherche sur l’état du réseau de la santé. « Le ministre n’a pas besoin de recherche, il sait tout, il connaît toutes les évidences, il est omniscient », ironisait le Dr Raynald Pineault, qui fait partie de l’équipe de chercheurs décimée à la Santé publique de Montréal.
Le magicien
Si l’on est habitué à voir des médecins, comme le veut la perception populaire, considérer qu’ils possèdent la vérité— à plus forte raison lorsqu’ils détiennent le pouvoir à Québec —, il est moins fréquent de les voir jouer aux magiciens. Le ministre Barrette a pourtant réussi à mystifier l’audience en brouillant les cartes lors du grand spectacle sur le projet de loi 20.
Pendant des mois, les médecins ont décrié sur toutes les tribunes l’arrogance du ministre qui voulait les obliger à voir davantage de patients en vertu de quotas imposés. En commission parlementaire, le ministre s’est livré à un véritable duel avec sa successeure à la tête de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, Diane Francoeur. Plusieurs se félicitaient de voir le ministre, un médecin de surcroît, tenir tête aux puissantes fédérations de médecins.
Pourtant, en coulisse, le ministre a fait ce que tous les autres ont fait avant lui : il a négocié, derrière des portes closes, des ententes qui, de l’avis de plusieurs, répondent à des demandes longtemps formulées par les fédérations. Par-dessus le marché, il reconduit les fameuses « primes Bolduc », qui récompensent les médecins pour chaque nouveau patient inscrit. On a changé le nom de l’incitatif, mais l’argent demeure.
C’est la vérificatrice générale qui a mis au jour le véritable talent de prestidigitateur du ministre, révélant qu’il avait réussi à sortir de son chapeau 417 millions payés en trop aux médecins en vertu des ententes qu’il avait lui-même négociées avec Québec alors qu’il représentait les médecins spécialistes.
Frais accessoires
Les médecins qui pratiquent en cabinet peuvent également se réjouir : dorénavant, ils pourront facturer légalement des frais accessoires à leurs patients.
Bien qu’illégale, cette pratique était devenue courante, et les montants facturés de plus en plus élevés.
Le ministre n’avait plus le choix, il devait agir. Mais sa réponse n’a plu à personne, sauf aux médecins.
Non seulement il a donné le feu vert aux frais accessoires en décidant de les encadrer plutôt que de les interdire, mais il l’a fait par la bande, en insérant à la dernière minute un amendement dans le projet de loi 20 à la veille de son adoption.
« Ce changement, qui est fondamental, est en train de se faire sans qu’il y ait de débat public, déplorait l’Association médicale du Québec. C’est un peu dommage, parce qu’on est en train d’abdiquer, d’abandonner nos principes d’universalité. »
Quel accès ?
Le projet de loi 10 visait à « simplifier l’accès aux services pour la population », mais il aura surtout servi à couper davantage et à asseoir le pouvoir du ministre sur le réseau.
Le projet de loi 20, lui, visait à « favoriser l’accès aux services de médecine de famille et de médecine spécialisée ». Mais toutes les dispositions liées aux obligations des médecins ont été suspendues. Ne reste donc, du projet de loi 20, que des patients qui devront payer pour des frais accessoires et des couples infertiles qui devront débourser des milliers de dollars pour obtenir des traitements de fécondation in vitro.
Pour le président du Conseil pour la protection des malades, Paul Brunet, on n’est pas à une contradiction près : « Le ministre n’arrête pas de dire qu’il travaille pour nous autres, mais ça n’arrête pas de nous coûter plus cher, peut-être vaudrait-il mieux qu’il arrête de travailler pour nous. »