Le mythe de la cigale et la fourmi

Par ses fables, Jean de La Fontaine avait pour ambition de se servir « d’animaux pour instruire les hommes ». La fable qui ouvre son premier recueil est la célébrissime historiette de La cigale et la fourmi, inspirée d’Esope. Cette image a pris une telle force que, dans les définitions du dictionnaire, une fourmi peut désigner une personne laborieuse et une fourmilière un lieu où s’affairent un grand nombre d’humains. Pourtant, tout cela pourrait bien être bâti sur un mythe, selon plusieurs études dont la dernière en date est parue en septembre dans la revue Behavioral Ecology and Sociobiology.
Farniente pour la moitié de la colonie
Biologistes à l’université d’Arizona, les auteurs de cet article sont partis du constat, posé par plusieurs travaux antérieurs, disant que dans des fourmilières étudiées, environ la moitié des individus semblaient inactifs. Ils ont donc voulu vérifier si c’était bien le cas et tester plusieurs hypothèses pouvant expliquer cette « oisiveté », comme un besoin de repos imposé par l’horloge interne ou un excès de travail. Pour ce faire, ces chercheurs sont allés sur le terrain, près de Tucson (Arizona), collecter cinq petites colonies d’une fourmi nord-américaine et les ont installées dans des nids artificiels imitant les fissures de rochers.
Comme il fallait pouvoir identifier chaque insecte, les chercheurs ont patiemment déposé sur toutes les fourmis une combinaison de quatre points de peinture — un sur la tête, un sur le thorax et deux sur l’abdomen — quelques jours avant que ne commence l’expérience. Celle-ci a consisté à filmer les cinq colonies sur dix-huit épisodes de cinq minutes chacun, six par jour pendant trois jours eux-mêmes répartis sur une période de trois semaines. Enregistrer les images était évidemment la partie la plus aisée de l’histoire.
Le casse-tête a débuté lorsqu’il a fallu analyser, pour chaque individu, la totalité de ces vidéos, un vrai travail… de fourmi. Les observateurs avaient pour mission de noter toutes les activités que les insectes entreprenaient, de l’aménagement du nid aux soins apportés aux oeufs/larves en passant par l’approvisionnement à l’extérieur, la toilette personnelle ou celle des congénères. Et bien sûr, les chercheurs enregistraient toutes les périodes d’inactivité.
Une oisiveté inexpliquée
Sur les 225 insectes suivis, quatre grandes catégories sont apparues : celle des puéricultrices (34 fourmis), celle des ouvrières travaillant hors du nid (26), celle des généralistes faisant un peu de tout (62) et enfin celle des oisives (103 !) ne faisant rien de leur temps ou presque. Pour les auteurs, force est de constater que rien, ni le besoin de se reposer ni un rythme circadien, ne semble justifier cette inactivité quasi permanente. Les fourmis qui travaillent font ce qu’elles ont à faire, quel que soit le temps que cela prendra, et ne sont pas relayées par les autres. Interrogé par le New Scientist, Tomer Czaczkes (université de Ratisbonne) a émis l’idée que ces fourmis puissent être une sorte d’armée de réservistes, attendant que l’on ait besoin d’elles soit pour défendre la colonie, soit pour aller faire une razzia d’esclaves dans une autre fourmilière…
Daniel Charbonneau, un des deux auteurs de l’étude avec Anna Dornhaus, semble pencher pour d’autres hypothèses. Les fourmis oisives ayant moins d’interactions avec les autres, elles pourraient tout simplement ne pas être au courant que du travail les attend ou, plus subtil, faire en sorte… de l’éviter. Dans un second article, ils se demandent si la paresse, ou du moins le fait qu’une fraction de la population choisisse l’inactivité, n’est pas la conséquence naturelle d’une organisation du travail complexe. En démolissant le mythe de la fourmi laborieuse, ces chercheurs notent que toutes les études d’entomologie s’intéressant aux tâches « actives » sont biaisées, puisqu’elles oublient que près de la moitié de la population s’adonne à une spécialité importante : le farniente.