L’exode des cadres menace le réseau

Ces départs massifs mettront à mal les services là où des compétences pointues et des dizaines années d’expérience seront perdues.
Photo: Michaël Monnier Le Devoir Ces départs massifs mettront à mal les services là où des compétences pointues et des dizaines années d’expérience seront perdues.

Une véritable hémorragie de l’expertise, causée par la réforme, met en danger le réseau de la santé. C’est ce que soutiennent les directeurs généraux, qui estiment que plus du tiers des 6000 cadres mis au ballottage pour le 31 mars quitteront le bateau, le moral miné par l’incertitude instaurée par le ministre Gaétan Barrette. Des départs massifs qui mettront à mal les services là où des compétences pointues et des dizaines années d’expérience seront perdues du jour au lendemain.

Par la voix du président de leur association, les directeurs généraux des 182 établissements de santé du Québec font connaître leur grande inquiétude. « Si, comme nous l’anticipons, plus de 2000 cadres partent, ça va faire de gros trous, au point de se demander qui va faire le travail qu’il y a à faire et comment », dit André Côté en entrevue avec Le Devoir. Le gouvernement soutient depuis l’annonce de la réforme que c’est l’abolition de 1300 postes de cadres qui est visée. Or, les prédictions des directeurs généraux sont plus sombres encore. « Dans certains établissements, la moitié des cadres importants va partir », rapporte M. Côté.

Les directeurs généraux, qui ont de nombreux cadres intermédiaires sous leur supervision, sont aux premières loges pour faire un tel constat.

 

Selon M. Côté, la moitié des établissements du réseau anticipent avec angoisse de sérieux bris de continuité en raison de nombreux départs.

La publication des états financiers et des budgets est même en péril par endroits, dit le président de l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux, Yves Bolduc. « Il y a des gens qui partent le 1er avril avec une expertise ou des connaissances uniques », déplore-t-il.

Des départs qui font mal

 

« Si rien ne change, je ne serai pas là le premier avril », a confié au Devoir un directeur général qui ne souhaite pas être identifié publiquement. Plusieurs collègues directeurs généraux de son entourage, ainsi que des cadres sous sa supervision, partiront aussi.

Cette personne s’inquiète. « J’ai des cadres qui ont une charge de travail très appréciable, sans adjoint, qui gèrent plus d’un secteur dans plusieurs installations », explique-t-elle. Les départs la forceront à confier des tâches titanesques à ceux qui restent. « Dans ce contexte, il y a des gens qui veulent préserver leur santé mentale, qui ont beaucoup donné pour le réseau et qui décident de partir. »

Dans certains cas, cela lui donne des maux de tête, car il serait impensable de laisser certains secteurs, comme l’hygiène et la salubrité, orphelins de patron au 1er avril. C’est la prévention des infections qui serait mise à mal.

« On veut que la réforme réussisse, mais les conditions de succès ne sont pas là. Vite et bien, ce sont deux concepts incompatibles », ajoute ce gestionnaire.

André Côté rapporte aussi l’exemple des services alimentaires. « Quand un cadre qui gère les cuisines de trois CHSLD part, c’est très inquiétant. »

Ce sont 6000 postes de cadres du réseau de la santé qui sont au ballottage, dont 1700 cadres supérieurs et 4000 cadres intermédiaires. D’ici le 31 mars, ils doivent choisir parmi trois options : être replacés ailleurs dans le réseau — sans savoir où — partir avec une indemnité de départ d’un an de salaire ou prendre leur retraite.

Le président de l’AGESSS, Yves Bolduc, était en Gaspésie vendredi. Il se promène à travers la province depuis deux semaines. Partout, « les gens souffrent d’anxiété et d’insécurité », rapporte-t-il. Ils ont été insultés par les propos du ministre Gaétan Barrette, qui affirmait en entrevue cette semaine ressentir de « l’enthousiasme » pour la réforme chez les cadres. « L’enthousiasme, il est juste dans son bureau, ironise M. Bolduc. Tous ceux qui ont une petite opportunité partent, même avec une pénalité sur leur retraite. Ce n’est pas tant la réforme comme tel qui les démotive que l’irrespect du ministre. » Des jeunes remettent aussi en question leur choix de faire carrière dans le réseau de la santé.

« Morosité », « lourdeur », « tristesse », « démobilisation » : ce sont les mots qu’utilise Carole Trempe, directrice générale de l’Association des cadres supérieurs, pour qualifier l’ambiance générale. Son association est inondée d’appels et de courriels.

Après la fusion des services administratifs, nombreux sont les gestionnaires qui craignent une fusion des services cliniques, ce qui aurait un impact direct sur les patients. « Quand les nouveaux p.-d.g. vont devoir boucler leurs budgets, vont-ils garder de l’orthopédie dans tous leurs points de services ou plutôt demander aux patients de faire de la route pour avoir leur plâtre ? » questionne M. Bolduc.

D’ailleurs, il souligne que des postes cliniques, comme les directions des soins infirmiers, sont aussi mis au ballottage, ce qui a suscité l’étonnement dans le réseau. « C’est impossible que tout le monde soit en place au 1er avril », réitère-t-il.

Il demande au premier ministre Philippe Couillard de « rappeler son ministre de la Santé à l’ordre ».

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