Quand Morphée n’est pas au rendez-vous

Nos jeunes manquent de sommeil. Des spécialistes canadiens ont lancé un cri d’alarme à l’occasion de la Journée mondiale du sommeil, le 14 mars dernier, soulignant le fait que la société, voire les professionnels de la santé et les familles, y accorde peu d’importance. Pourtant, on sait aujourd’hui qu’un déficit de sommeil peut affecter la santé autant physique que mentale des enfants et des adolescents. Analyse du rôle vital de cet état qui monopolise près du tiers de notre vie.
«La durée du sommeil des enfants et des adolescents canadiens [de 5 à 18 ans] a décliné de manière constante et rapide au cours du dernier siècle », affirment les auteurs d’un rapport intitulé Position Statement on Pediatric Sleep, rédigé par sept spécialistes canadiens et appuyé par la Société canadienne du sommeil, le Collège des médecins de famille du Canada et l’Académie canadienne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.
Une enquête effectuée récemment auprès de 3235 élèves d’écoles secondaires canadiennes a révélé que 70 % des étudiants dorment moins que le nombre d’heures recommandé pour leur âge, particulièrement durant les jours de classe. De surcroît, plus de la moitié d’entre eux affirmaient se sentir excessivement fatigués et somnolents durant le jour. Alors que la quantité optimale de sommeil requise chez les adolescents serait d’au moins huit heures et demie par nuit, plus de 69 % des ados dorment moins de sept heures.
Une enquête conduite par la Fondation nationale du sommeil des États-Unis a montré que 34 % des tout-petits, 32 % des enfants d’âge préscolaire et 27 % de ceux d’âge scolaire dorment un nombre d’heures inférieur à celui que leurs parents croient nécessaire.
Pourtant, les problèmes de sommeil chez les enfants sont « peu rapportés, peu reconnus, sous-diagnostiqués et font rarement l’objet d’un traitement, déplorent les spécialistes dans leur déclaration. Malgré le fait qu’une insuffisance de sommeil chronique soit associée à plusieurs problèmes de santé physique et mentale et à un risque accru de blessures, elle n’est pas vraiment reconnue comme un problème de santé publique. »
Les causes
Le manque de sommeil chez les jeunes est causé en grande partie par notre mode de vie moderne, affirme la pédopsychologue Reut Gruber, chercheuse à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas et première auteure de la déclaration. Un important élément de ce style de vie est la présence d’appareils électroniques multimédias (ordinateur, console de jeux vidéo, téléviseur, lecteur MP3, tablette électronique, téléphone intelligent) dans la chambre à coucher de l’enfant.
L’utilisation de ces appareils — qui sont introduits de plus en plus tôt dans la vie des enfants — avant le coucher rend l’endormissement plus difficile car ils stimulent la personne en raison de leur contenu excitant ou intéressant.
De plus, l’exposition à la lumière qui émane de ces écrans électroniques durant la nuit supprime la sécrétion de mélatonine par notre horloge biologique et contribue du coup à désynchroniser nos rythmes circadiens en retardant la phase de sommeil, explique la chercheuse.
Un autre facteur qui favorise des heures de coucher tardives et qui, de ce fait, raccourcit la durée du sommeil quotidien est le fait que « les enfants d’aujourd’hui sont très occupés. Ils participent à de multiples activités parascolaires dont plusieurs d’entre elles, notamment les pratiques sportives (le hockey en particulier), se terminent souvent tard le soir.
« Or, après des activités aussi dynamiques, il faut un certain temps pour se tranquilliser et trouver le sommeil. Et comme l’école commence tôt le lendemain matin, la nuit de sommeil de l’enfant s’avère ainsi trop courte. Plusieurs parents croient que, si les jeunes font plus d’activités, c’est mieux. Mais si ces activités les empêchent d’aller au lit à une heure raisonnable, alors là, c’est contre-productif. »
Selon Mme Gruber, une bonne pratique serait de consacrer une heure à une routine préparant au sommeil qui comprend le bain et des occupations tranquilles, comme la lecture.
Reut Gruber souligne que le sommeil n’est pas considéré comme une priorité dans notre société, alors qu’il joue un rôle essentiel dans « la croissance, le développement, le métabolisme, la régulation du poids, les fonctions immunitaires, la santé cardiovasculaire, l’apprentissage, la mémoire, la santé émotionnelle et la prévention des blessures ». Tous les parents l’ont observé : un enfant qui manque de sommeil peut manifester de l’hyperactivité, de l’irritabilité, de la frustration, des comportements agressifs et téméraires, de l’inattention, de la difficulté à se concentrer et une humeur changeante.
Une privation chronique de sommeil affecte énormément les fonctions cognitives et, de ce fait, les performances scolaires, indiquent les auteurs de la déclaration. « Quand on est fatigué, il devient plus difficile d’être attentif, de se concentrer, d’utiliser à fond nos fonctions exécutives, c’est-à-dire les fonctions qui aident les enfants à prendre les bonnes décisions, à planifier, à résoudre des problèmes et à utiliser leur mémoire de travail [le traitement et le maintien des informations à court terme], autant de fonctions qui interviennent dans la lecture et les mathématiques, et qui sont gouvernées en grande partie par le cortex préfrontal, une région du cerveau qui est très sensible à la privation de sommeil », précise Mme Gruber, avant d’ajouter que le sommeil joue également un rôle important dans l’apprentissage et la mémoire.
« À l’école, les enfants reçoivent plein de nouvelles informations, qu’ils ne pourront utiliser que si elles s’inscrivent dans leur mémoire. Or, la consolidation de ces informations dans la mémoire s’effectue pendant que les enfants dorment. C’est la raison pour laquelle la privation de sommeil peut affecter les performances scolaires. »

L’humeur des enfants est également grandement affectée par une carence en sommeil. « Quand nous sommes fatigués, nous sommes très réactifs ; ce qui est amusant devient extrêmement drôle et ce qui est désagréable, épouvantable. Le circuit cérébral qui assure la régulation des émotions ne fonctionne pas bien quand nous avons été privés de sommeil », explique Reut Gruber.
Des expériences ont en effet montré que « la privation de sommeil exagère la réactivité du striatum et du système limbique subcortical aux stimuli affectifs positifs et négatifs ». Et « les comportements perturbateurs et agressifs reflètent pour leur part l’incapacité du cortex frontal à réguler les émotions lorsqu’il a été privé de sommeil ».
Le rapport souligne par ailleurs le fait que les problèmes de sommeil sont particulièrement fréquents chez les enfants et les adolescents souffrant de troubles d’anxiété, de dépression ou d’un syndrome de stress post-traumatique. On sait aussi que le manque de sommeil peut favoriser l’embonpoint et l’obésité chez les enfants et les adolescents en réduisant les niveaux de leptine, une hormone qui induit la sensation de satiété et le métabolisme des graisses, et en élevant ceux de la ghreline, une hormone qui stimule l’appétit. La fatigue engendrée par un sommeil insuffisant peut aussi conduire les enfants à réduire leur activité physique et à se tourner vers des activités plus sédentaires.
Le sommeil accroît nos défenses immunitaires, soulignent les spécialistes, tout en citant une étude ayant montré que les personnes reposées produisent davantage d’anticorps à la suite d’une vaccination que celles ayant été privées de sommeil.
Chez les jeunes adultes, le manque de sommeil est souvent la cause de graves accidents de voiture par le fait qu’il induit une baisse de l’attention pouvant conduire à l’endormissement, une diminution du jugement dans la prise de décision, ainsi que des comportements irréfléchis et téméraires en raison d’une réduction du contrôle de l’impulsivité.
Les traitements
Pour pallier l’insomnie d’un enfant, les pédiatres américains sont nombreux à prescrire des traitements pharmacologiques, comme des antihistaminiques, de la mélatonine (l’hormone sécrétée par notre horloge biologique) ou des alpha-agonistes, comme la clonidine et la guanfacine, trois catégories de médicaments que la Food and Drug Administration (FDA) n’a pourtant pas approuvés pour un usage pédiatrique.
« Tout nous porte à croire que la situation est la même au Canada. Ces médecins ont de bonnes intentions, ils veulent aider les parents et les enfants à dormir, mais cette approche ne résout pas le problème », affirme Mme Gruber.
« Les antihistaminiques rendent les enfants somnolents, mais ce n’est pas le but de cette médication ; ce n’est donc pas une solution adéquate pour résoudre l’insomnie d’un enfant. La mélatonine, quant à elle, peut être utile pour certains troubles spécifiques du sommeil découlant d’un décalage des rythmes circadiens. Mais encore là, ce n’est pas une solution à long terme », explique la chercheuse, qui préconise plutôt des stratégies comportementales quand une évaluation a permis d’exclure la présence d’un trouble médical, comme l’apnée ou le syndrome des jambes sans repos.
« Les stratégies comportementales peuvent s’avérer très efficaces, et ce, particulièrement pour les jeunes enfants de moins de cinq ans. » Dans ces cas, « on aide les parents à adopter une approche qui n’encouragera pas le comportement que l’on désire éliminer chez l’enfant ». Par exemple, si l’enfant se réveille fréquemment durant la nuit, il faut lui apprendre à se rendormir par lui-même.
Chaque fois qu’il se réveille, les parents ne doivent pas répondre immédiatement et attendre cinq minutes avant d’aller dans la chambre de l’enfant. Mme Gruber recommande de ne pas interagir avec l’enfant, de ne pas lui demander ce qui ne va pas, voire lui parler, de ne pas le câliner ni même le toucher, et de simplement le raccompagner dans son lit. S’il ne se rendort pas, on attend encore cinq minutes avant de répéter le même comportement. Cette méthode porte habituellement ses fruits après quelques nuits.
Chez les enfants plus âgés, l’insomnie peut découler d’un décalage de l’horloge biologique ou d’un problème d’anxiété. « Dans le premier cas, le corps n’est pas prêt à s’endormir à l’heure habituelle du coucher. Une luminothérapie pratiquée tôt le matin et l’administration d’une petite dose de mélatonine quelques heures avant l’heure du coucher peuvent aider à avancer l’horloge biologique », indique Mme Gruber.
Chez les enfants anxieux, une thérapie cognitive comportementale visera à les aider à reconnaître les signes d’anxiété qui se manifestent dans leur corps et leur tête, et à leur apprendre à les modifier et à se détendre, propose la pédopsychologue.
Dans le cadre d’une étude menée auprès d’enfants atteints du trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), Reut Gruber a pu démontrer à quel point le manque de sommeil peut exacerber les symptômes associés à ce problème de santé, comme la difficulté à maintenir l’attention et à contenir ses émotions.
Optimiser le potentiel des enfants
« Un meilleur sommeil ne guérira pas ces enfants, mais il leur permettra de mieux fonctionner dans la journée et d’optimiser leur potentiel », précise-t-elle, tout en rappelant que les médicaments (des stimulants) qu’on administre à ces enfants sont bénéfiques pour l’attention et le comportement, mais que dans certains cas ils peuvent causer de l’insomnie. « Il vaut mieux, dans ce cas, chercher une autre médication qui n’interférera pas avec le sommeil », conseille la chercheuse.
Dans leur déclaration, les spécialistes canadiens du sommeil déplorent le fait que les écoles de médecine n’enseignent pas à leurs étudiants comment dépister, diagnostiquer et traiter adéquatement les troubles de sommeil chez l’enfant.
Ils regrettent que les professionnels de la santé n’insistent pas sur l’importance d’une bonne hygiène de sommeil, comme ils le font pour l’alimentation et l’activité physique dans leurs messages de prévention.