Privatisation des soins - Pourquoi payer plus pour en avoir moins?

La multiplication des cliniques privées, qui disposent d’équipements sophistiqués, menace le réseau public, selon plusieurs chercheurs.
Photo: - Le Devoir La multiplication des cliniques privées, qui disposent d’équipements sophistiqués, menace le réseau public, selon plusieurs chercheurs.

Qu'on soit pour ou contre, le mouvement vers la privatisation des soins de santé au Québec est devenu une réalité substantielle. Inexorablement, le système de santé québécois tend à se rapprocher du modèle américain post-Obama. Une plus grande participation du secteur privé permettra-t-elle d'améliorer le système gravement sclérosé et d'offrir de meilleurs soins à la population? Des chercheurs québécois en doutent.

Décrié de toutes parts, le système de santé public québécois ne cesse de montrer des signes de dépérissement. Pour le remettre sur le droit chemin, plusieurs prétendent qu'il faut aller vers le secteur privé. Mais cela serait une grave erreur, tant sur le plan de l'efficacité que de l'équité, estime Damien Contandriopoulos, chercheur à l'Institut de recherche en santé publique de l'Université de Montréal (IRSPUM).

«J'ai tendance à penser qu'il va y avoir une accélération [de la privatisation des soins de santé] dans les prochaines années. Et ça, c'est extrêmement inquiétant. Parce qu'on va payer plus pour en avoir moins. On va réserver les soins à ceux qui peuvent se les payer ou qui sont bien assurés. Et ce qui va se passer, c'est que la santé de la population va avoir tendance, en moyenne, à être moins bonne que ce que nous observons présentement.»

Afin de brosser un portrait de la situation au Québec, le chercheur et professeur agrégé à la Faculté des sciences infirmières à l'Université de Montréal fait d'abord la distinction entre le financement et la «dispensation» des soins, une distinction cruciale pour bien comprendre les enjeux liés à la privatisation des soins de santé.

D'un côté, il y a le financement, soit la provenance de l'argent servant à payer les soins de santé. Il y a trois sources, observe Damien Contandriopoulos. La première, publique, provient des taxes et des impôts, indépendamment de la consommation de soins de chacun.

Les deux autres sources de financement sont de nature privée. On a, d'une part, les assurances privées, obtenues généralement par le biais de l'emploi, et, d'autre part, le paiement direct, où les gens doivent débourser une certaine somme pour obtenir des soins. Au Québec, il n'y a pas si longtemps, 80 % des dépenses en santé étaient publiques. Aujourd'hui, ce sont un peu moins de 70 %. De l'autre côté, il y a la dispensation des soins, soit la nature de l'organisation qui fournit les soins: hôpital, CLSC, clinique privée, etc. «Les soins produits au Québec sont, depuis toujours, un mélange entre beaucoup de privé et de public», explique le chercheur.

Un patient peut, par exemple, recevoir des soins dans une clinique ou un cabinet externe — des entités privées — et payer avec la carte-soleil. La dispensation des soins est alors privée, mais le financement est public.

Des preuves irréfutables

Selon le chercheur, la question de la dispensation des soins dans le secteur public ou privé n'est pas prioritaire, car la qualité de la preuve pour savoir quel système est plus performant n'est pas très probante: on trouve du meilleur et du pire dans les deux types d'établissements. Mais il est catégorique sur la question du financement: «Nous avons des preuves nettes indiquant que le financement public est plus désirable que le financement privé. Là-dessus, la robustesse des preuves est de l'ordre de l'indiscutable [...]. Plus c'est privé, moins c'est désirable socialement et moins c'est efficace.»

Se basant sur la littérature médicale, il soutient que les pays qui financent leurs soins par le biais du public utilisent de l'ordre de 2 à 5 % du total pour administrer le système. Le Québec est dans cette fourchette avec un peu plus de 3 % du montant total réinvesti dans l'administration. Mais, du côté du secteur privé, cette proportion grimpe à 10 ou 15 %. Une aberration, selon lui, qui vient démentir tous les discours selon lesquels le secteur privé pourra régler les problèmes financiers du Québec. «Dans tous les pays qui financent leurs soins de façon privée, on voit une augmentation des coûts, affirme le chercheur. Il n'y a rien à espérer de ce côté-là.»

L'autre aspect, au centre des préoccupations de plusieurs, c'est le manque d'équité du système privé. «Plus le financement est privé, moins les gens pauvres ont des services. C'est inéquitable à la base. Et ça se traduit par des effets sur la santé de la population, c'est documenté.»

Il donne l'exemple des États-Unis, qui ont un taux de mortalité infantile similaire à celui de Cuba et des indicateurs de santé de population et d'espérance de vie inférieurs à ceux du Canada. Pourquoi? Tout simplement parce qu'aux États-Unis les gens qui sont assurés par le secteur privé reçoivent d'excellents soins et que ceux qui n'ont pas les moyens d'aller à l'hôpital attendent parfois un peu trop longtemps avant de consulter. Et les pertes répertoriées dans les populations pauvres annulent les gains des populations riches.

Non seulement la part du secteur privé dans le financement des soins de santé s'accroît, mais on assiste du même souffle à une hausse exponentielle du nombre de médecins quittant le système public pour aller travailler dans le privé-privé, soit des cliniques où les patients doivent acquitter la totalité des coûts de consultation et des soins.

«Le nombre de médecins non participants [au régime public] s'est multiplié par trois ou quatre ces dernières années», constate Damien Contandriopoulos, qui précise que le phénomène reste toutefois marginal puisqu'il ne concerne qu'environ 1 % de l'ensemble des médecins du Québec.

Sa collègue de l'École nationale d'administration publique (ENAP), Marie-Claude Prémont, abonde dans ce sens: il y a une croissance des cliniques offrant des services au privé contre rémunération. Mais ce n'est pas ce qui l'inquiète.

Ce qui, selon elle, est beaucoup plus problématique, c'est un tout nouveau phénomène, occulte, qui fait l'objet d'enquêtes de la RAMQ, où des médecins payés par le régime d'assurance public offrent des services bonifiés à leurs patients moyennant un petit extra payé par le client qui vient de s'acheter un accès prioritaire à la clinique. «Ce sont ces cas-là qui posent un problème majeur, à mon avis, affirme Marie-Claude Prémont, parce que ce sont des situations qui heurtent les fondements du régime public.»

L'autre problème, note-t-elle, c'est que, pendant que le médecin s'occupe de son client prioritaire, il n'est pas disponible pour répondre aux besoins médicaux du reste de la population qui le paye à travers ses taxes et ses impôts. «Mais si vous avez un accident et que vous êtes entre la vie et la mort, ce n'est pas votre abonnement à 1000 $ dans une clinique qui va vous donner des services accrus. Parce que là, c'est à l'urgence qu'on vous amène. Et s'il manque de médecins à l'urgence parce qu'ils sont en train d'offrir des soins non urgents aux personnes qui ont payé, vous allez peut-être prendre conscience de l'importance [du système public].»

C'est un cercle vicieux, renchérit Damien Contandriopoulos. «Plus on va transférer des médecins vers le secteur privé, moins il va en rester dans le secteur public. Donc, plus on va avoir des listes d'attente dans le secteur public et plus la pression d'aller vers le secteur privé va être forte. Il y a un petit côté autorenforçant du système qui n'est pas particulièrement encourageant pour le futur.»

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Collaboratrice du Devoir

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