L'entrevue - Le coeur malade de la pollution et de la nourriture industrielle

Pendant la première moitié du XXe siècle, tandis que la révolution industrielle battait son plein dans nos contrées, les maladies cardiovasculaires (MCV) s'y répandaient comme une véritable épidémie. Aujourd'hui, seules les peuplades d'Afrique, d'Australie et d'Amérique du Sud qui n'ont pas été rattrapées par l'industrialisation et qui vivent loin des villes, à l'abri de la pollution et de la nourriture industrielle, sont encore épargnées par ce mal du siècle. Pour le Dr François Reeves, ces deux observations mettent clairement en évidence les méfaits de la pollution sur le cœur et l'ont convaincu de la nécessité de sensibiliser ses collègues cliniciens, les décideurs et le grand public au rôle de ce facteur environnemental, ce qu'il fait dans son dernier ouvrage de vulgarisation intitulé Planète cœur: santé cardiaque et environnement, dont le lancement avait lieu mercredi dernier.
Ce professeur de la faculté de médecine de l'Université de Montréal ne remet pas en question pour autant le rôle de l'hérédité, du tabagisme, du cholestérol, de l'hypertension et du diabète dans le développement d'une maladie cardiovasculaire. Il insiste toutefois sur le fait que l'on a complètement oublié la raison pour laquelle la fréquence de ces maladies avait explosé durant la première moitié du XXe siècle. «Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour réaliser le rôle prépondérant de l'environnement, en l'occurrence de la pollution atmosphérique et de la nourriture industrielle, qui amplifie les facteurs de risque classiques», précise le cardiologue d'intervention qui «répare la plomberie cardiaque» au CHUM et à la Cité de la Santé de Laval.L'expansion industrielle qui s'accompagne invariablement d'une surconsommation d'énergie fossile est polluante, rappelle le Dr Reeves. Lorsque nous brûlons des combustibles fossiles, des myriades de particules de différentes dimensions sont émises. D'abord, des particules grossières, d'un diamètre allant de 10 à 2,5 micromètres, qui intoxiquent les poumons et provoquent l'asthme et des maladies occupationnelles. Mais aussi des particules fines (de 2,5 microns de diamètre) et ultrafines (de 0,1 micron), qui, à l'instar des gaz comme l'oxygène, traversent la membrane des alvéoles pulmonaires et rejoignent la circulation sanguine au niveau des artères pulmonaires. Une fois présentes dans le sang, ces minuscules particules induisent un stress oxydatif, «un processus qui se compare au phénomène de la rouille dans les tuyaux de fer. C'est le processus de l'athérosclérose qui entraîne des dépôts de calcification sur la paroi des artères et des thromboses qui aboutiront au blocage des artères et par la suite à des arythmies, à des infarctus et à des accidents vasculaires cérébraux», explique le scientifique. Lorsqu'ils brûlent, les combustibles fossiles émettent aussi des gaz toxiques, dont certains induisent aussi le stress oxydatif au niveau des artères.
C'est ainsi que des pays, qui ont connu une forte industrialisation au cours des cinquante dernières années, comme l'Inde et la Chine, ont été du même coup frappés par une explosion des MCV. «En devenant la nouvelle usine planétaire qui fonctionne principalement au charbon, la Chine a vu la mortalité cardiovasculaire quadrupler sur son territoire entre 1950 et 2000. Le taux d'accident vasculaire cérébral y est sept fois plus élevé qu'aux États-Unis, où par contre la pollution diminue, fait remarquer le Dr Reeves. Dans toutes les villes d'Amérique et d'Europe où la pollution atmosphérique s'est amoindrie, l'incidence des MCV a aussi baissé. L'espérance de vie s'est même accrue dans certaines villes qui avaient réussi à réduire le taux de particules fines émises dans l'environnement.»
Selon le Dr Reeves, la dimension environnementale a été «clairement sous-estimée» et est pourtant flagrante, comme le prouvent les disparités régionales, telles que celles observées entre la France et la Russie. En Russie, le taux de mortalité cardiovasculaire est de 760 pour 100 000 habitants chez les hommes âgés de 25 à 64 ans. En France, il est dix fois moindre, avec 68 décès pour 100 000 habitants. «Est-ce la faute à la vodka? Pourtant, les Français consomment du gros rouge qui tache. On dit que 35 % des Russes fument. Or la France compte un nombre de fumeurs encore plus grand puisque 40 % de sa population est accro au tabac. Ce qui distingue la Russie de la France est que cette dernière tire 60 % de son électricité de l'énergie nucléaire alors que la Russie brûle du charbon. De plus, les mesures antipollution sont beaucoup plus strictes en France qu'en Russie, où elles sont presque inexistantes», souligne le cardiologue.
Aliments industriels
Le Dr Reeves incrimine aussi les aliments industriels qui regorgent de trois éléments délétères pour le coeur: les gras trans qui accroissent le mauvais cholestérol LDL (low density lipoprotein), le fructose-glucose, qui favorise le diabète, et le sel, dont l'excès induit l'hypertension. «On estime qu'il y a probablement 30 % des Canadiens qui sont hypertendus parce que l'industrie met trop de sel dans les aliments qu'elle prépare. Les aliments industriels (pain, biscuits, jus de légumes) comptent pour 70 % des 4000 à 5000 mg de sel que nous consommons quotidiennement en Amérique du Nord, alors que notre organisme ne devrait en absorber que 1500 mg, fait remarquer le spécialiste. Également, la prévalence du diabète est beaucoup plus élevée aux États-Unis qu'en France, où l'on se préoccupe beaucoup plus de la qualité de son alimentation et où l'on mange beaucoup plus de produits frais et naturels, alors que les Américains consomment du tout préparé, très riche en sel, en gras trans et en fructose-glucose.»
L'élimination de ces trois molécules pourrait changer considérablement le taux de diabète, d'hypertension, d'obésité et de MCV, croit le Dr Reeves qui rêve de villes vertes et sans pollution, à l'image de Zermatt en Suisse. «À Zermatt, pas une voiture n'entre en ville. On accède en train au centre-ville, où on circule en voiture électrique, à vélo ou à cheval. On n'y respire pas une once de gaz d'échappement. Genève aussi est une ville "cardio-environnementale". Tout y est vert, électrique et piétonnier. Et pourtant, nous n'avons pas l'impression que le transport en commun, c'est pour les pauvres. À Genève habite une population très prospère qui a recours au transport collectif parce que c'est facile et agréable. Réussite économique et environnement sain et agréable ne sont pas incompatibles», déclare le Dr Reeves avant de citer aussi les exemples de Strasbourg, de Stockholm et de Brasília en Amérique du Sud.