Lutter contre l'obésité peut-il avoir des effets pervers?

Le Dr Jean Wilkins, de la clinique des troubles de la conduite alimentaire du CHU Sainte-Justine, est persuadé que les campagnes contre l’obésité peuvent affecter certains enfants. «Les enfants se font dire très tôt dans la vie qu’ils doivent faire attention parce qu’ils pourraient devenir gros, ou qu’ils ont peut-être quelques kilos à perdre parce qu’ils sont grassouillets. Or ces petites phrases peuvent déclencher un problème alimentaire chez certaines jeunes filles qui sont plus vulnérables.»
Photo: Agence France-Presse (photo) Lionel Bonaventure Le Dr Jean Wilkins, de la clinique des troubles de la conduite alimentaire du CHU Sainte-Justine, est persuadé que les campagnes contre l’obésité peuvent affecter certains enfants. «Les enfants se font dire très tôt dans la vie qu’ils doivent faire attention parce qu’ils pourraient devenir gros, ou qu’ils ont peut-être quelques kilos à perdre parce qu’ils sont grassouillets. Or ces petites phrases peuvent déclencher un problème alimentaire chez certaines jeunes filles qui sont plus vulnérables.»

Quand les tables débordent de victuailles, comme dans le temps des Fêtes, il faut faire attention aux petites recommandations lancées en direction des enfants qui auront envie de se régaler et qui, par conséquent, mangeront probablement plus qu'à l'ordinaire. Ces petites phrases bien intentionnées invitant à réduire ses portions alimentaires pourraient avoir des effets néfastes chez certains individus. Elles pourraient les précipiter dans le gouffre infernal de l'anorexie ou de la boulimie.

Le nombre d'enfants atteints d'un trouble de l'alimentation n'a pas cessé de s'accroître au cours des dernières décennies, affirmait récemment, dans la revue Pediatrics, le Dr David Rosen, professeur de pédiatrie, de médecine interne et de psychiatrie à l'Université du Michigan. Notamment, de 1999 à 2006, le nombre d'enfants de moins de 12 ans qui ont été hospitalisés parce qu'ils souffraient d'un trouble de l'alimentation a grimpé de 119 % aux États-Unis, précisait-on dans l'article. Or, selon plusieurs experts, les campagnes visant à prévenir l'obésité seraient en partie responsables de cette hausse.

«L'incidence des troubles de la conduite alimentaire a fort probablement augmenté au Québec aussi», affirme le pédiatre Jean Wilkins, qui déclare traiter des jeunes âgés de moins de 12 ans plus souvent qu'auparavant, à la clinique des troubles de la conduite alimentaire du CHU Sainte-Justine, dont il est le responsable.

«Il s'agit d'une tendance internationale», confirme Howard Steiger, chef du Programme des troubles de l'alimentation à l'Institut Douglas, avant d'ajouter que «les troubles de l'alimentation apparaissent chez des enfants de plus en plus jeunes.»

Plusieurs facteurs sont avancés pour expliquer ce phénomène préoccupant. La puberté survient de plus en plus tôt chez les fillettes, souligne d'abord M. Steiger, tout en rappelant que «la puberté est un déclencheur de l'anorexie nerveuse chez les filles». Les images publicitaires et médiatiques érigeant la minceur comme un idéal de beauté exercent une pression indéniable sur les jeunes, poursuit-il. «De plus, l'image corporelle devient une préoccupation à un âge de plus en plus jeune», soutient le spécialiste.

Les fillettes préfèrent la minceur

Les résultats d'une étude publiés ce mois-ci dans la revue scientifique Sex Roles lui donnent raison. Dans cette dernière étude, la psychologue Jennifer Harriger, de l'Université Pepperdine, à Malibu (Californie), a montré que des fillettes âgées de pas plus de trois ans avaient déjà développé une préférence pour la minceur. Pour en arriver à de telles conclusions, la chercheuse a demandé à des fillettes âgées de trois à cinq ans de choisir, entre trois dessins représentant trois corps féminins différents — un mince, un moyen et un gros — celui qui illustrait la personne qu'elles aimeraient avoir comme meilleure amie: 72 % des fillettes ont pointé la figure la plus mince, 22 % ont opté pour la moyenne et seulement 7 % ont sélectionné la plus corpulente.

Dans une autre expérience, les fillettes ont associé des adjectifs positifs, tels que «mignonnes» et «belles», beaucoup plus souvent que des adjectifs négatifs à la femme la plus mince. Et, inversement, elles ont attribué beaucoup plus fréquemment des qualificatifs négatifs à la femme la plus grasse. Également, lorsqu'elles ont dû choisir une figure pour leur servir de pion dans un jeu de serpents et échelles, 69 % se sont emparées de celle représentant la femme la plus mince et 11 % ont opté pour la plus enveloppée.

Également, les personnes atteintes d'anxiété, d'impulsivité, de trouble obsessionnel compulsif et d'humeur instable risqueraient plus de développer un trouble de l'alimentation, fait savoir Howard Steiger, avant de souligner aussi le rôle indéniable de l'hérédité.

Des campagnes dangereuses?

Et que dire des effets pervers des campagnes de prévention de l'obésité? «Nous ne disposons pas de données qui décrivent l'effet des campagnes menées contre l'obésité, mais il est certain que les recommandations qui sont faites pour inciter les gens à réduire les calories qu'ils consomment et à faire davantage d'exercice physique encouragent l'anorexie chez les personnes vulnérables», fait-il remarquer.

Le Dr Jean Wilkins est pour sa part persuadé que les campagnes contre l'obésité peuvent affecter «les gens qui ont une fragilité, une vulnérabilité». «Ça fait des années que j'avance cette hypothèse et que je me fais tirer des balles. En raison de cette obsession du poids santé, les enfants se font dire très tôt dans la vie qu'ils doivent faire attention parce qu'ils pourraient devenir gros, ou qu'ils ont peut-être quelques kilos à perdre parce qu'ils sont grassouillets. Or ces petites phrases peuvent déclencher un problème alimentaire chez certaines jeunes filles qui sont plus vulnérables», déclare le chercheur qui traite même des garçons, dont les parents avaient réduit l'apport calorique «à un âge où les enfants ont faim. Pour faire face à ce dilemme, ces garçons mangeaient pour étancher leur faim, et ensuite ils se faisaient vomir pour faire plaisir aux autres.»

Le Dr Wilkins cite aussi les leçons de nutrition qui sont données aux élèves de troisième secondaire dans le cadre du cours d'éducation physique. «Dans ces cours où on pèse les élèves et on évalue leur masse de gras, mes patientes souffrant d'anorexie sont souvent citées comme des modèles», rage-t-il.

S'inquiétant du discours ambiant à propos du contrôle du poids, le Dr Wilkins interpelle tous les pédiatres. «Soyons prudents dans l'interprétation des courbes de croissance. Cessons de dire à un enfant de huit ou neuf ans qu'il est gros. Parlons plutôt du poids naturel», lance-t-il, tout en insistant sur le fait que les très jeunes patients sont beaucoup plus difficiles à traiter que les autres.

Selon Howard Steiger, un rapprochement s'est amorcé récemment entre les spécialistes qui oeuvrent pour la prévention de l'obésité et ceux qui se consacrent à la prévention des troubles de l'alimentation, afin «de développer un message plus modéré qui recommanderait de manger sainement et équilibré, mais pas nécessairement moins». À cet égard, M. Steiger a participé à la rédaction de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée — à l'instigation du ministère des Communications, de la Culture et de la Condition féminine — charte qui s'adresse notamment aux industries de la mode et de la publicité ainsi qu'aux médias, afin qu'ils s'engagent à promouvoir une diversité d'images corporelles, comprenant des tailles, des proportions et des âges variés. Voilà déjà un premier pas qui témoigne de la prise de conscience de ce problème de société.

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