Quand l'ombre de la ville plane sur la petite enfance - William, Karim, Florent et les autres

À Montréal, 38 % des jeunes enfants vivent sous le seuil du faible revenu. Un sur cinq vit avec un seul de ses parents. La moitié a au moins un parent né à l'extérieur du pays. Prises en bloc, ces statistiques laissent supposer d'importantes lignes de faille pour nos tout-petits. La dernière grande enquête de la Direction de la santé publique (DSP) montre d'ailleurs qu'un enfant sur trois entre à la maternelle sans avoir la maturité nécessaire pour partir du bon pied. Mais de là à dire que tout est à trancher au couteau, il y a un pas que la DSP ne franchit pas, loin de là.
Prenez trois petits garçons de cinq ans: William, Karim, Florent. Le premier vit dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve entouré de ses deux parents petits salariés. Le second habite le quartier Côte-des-Neiges avec ses parents nouvellement reçus au pays. Le dernier mène une existence paisible dans l'arrondissement de Saint-Laurent avec sa mère assistée sociale. Lequel a fait son entrée à la maternelle sans être fin prêt? Bien malin celui qui saura le dire. Même les chercheuses qui ont passé des mois à décortiquer les milliers de données recueillies pour cette enquête donnent leur langue au chat.Le portrait type de l'enfant qui arrive à l'école sans être suffisamment mature pour affronter ses premiers défis scolaires varie en effet d'un quartier à l'autre, d'un voisinage à l'autre, voire même d'une rue à l'autre. «Le développement de l'enfant est un phénomène qui dépend de plusieurs facteurs, ça va de la cellule familiale jusqu'aux politiques gouvernementales, c'est donc extrêmement complexe», rappelle la chercheuse Nathalie Goulet. Cela n'empêche pas les expériences de la petite enfance d'être décisives dans la formation des apprentissages et des comportements associés à la santé de toute une vie.
La littérature scientifique l'a démontré, certains facteurs comme l'âge, le sexe, la scolarité des parents, l'immigration, le revenu ou la structure familiale ont un impact important sur la maturité scolaire. Les données de la DSP montrent que ce sont les filles, les enfants plus âgés, ceux dont la langue à la maison est le français ou l'anglais, ceux dont les revenus familiaux sont plus importants et dont les parents sont plus scolarisés qui partent généralement avec une longueur d'avance.
La prudence s'impose
Mais tout n'est pas forcément joué avant cinq ans, comme on l'entend souvent, et les plus à risque ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Certains enfants traversent en effet leurs premières années dans des milieux extrêmement difficiles sans être écorchés pour autant. L'inverse est tout aussi vrai, montre l'enquête En route pour l'école! menée auprès de 15 000 enfants. (Lire «Le développement scolaire d'un enfant sur trois est compromis», Le Devoir, 29 février 2008.)
Les chercheuses se font d'ailleurs très prudentes quand elles parlent des quartiers dits plus sensibles à Montréal. Que les CLSC de Mercier-Est-Anjou, Saint-Laurent, Parc-Extension, Montréal-Nord et Hochelaga-Maisonneuve présentent des proportions d'enfants vulnérables dépassant les 42 % n'étonne guère. Que le Plateau Mont-Royal joue les premiers de classe avec 22,7 % non plus. Or, quand on découpe ces mêmes territoires pour se coller à la vie de quartier, les cartes se brouillent et des écarts phénoménaux apparaissent soudain.
«Je pense qu'il faut pousser l'analyse beaucoup plus loin encore, lance la chercheuse Sylvie Lavoie. On peut se demander quelles sont les conditions gagnantes pour un enfant, mais il faut aussi se demander quelles sont les conditions gagnantes pour une communauté donnée.» En divisant le territoire montréalais en 101 voisinages, la DSP a en effet déterré des phénomènes qui échappent à toute logique apparente. Une prise de conscience qui appelle «à la fin du "mur à mur" en prévention», croit la chercheuse Isabelle Laurin.
D'une rue à l'autre
Premier constat: tous les enfants vulnérables ne sont pas nécessairement élevés dans les quartiers les plus à risque. Agir là où la situation est la plus grave laisse donc en plan des centaines d'enfants, tranche Nathalie Goulet. «Dans certains des territoires jugés très vulnérables, certains voisinages échappent complètement à la tendance. L'inverse est aussi vrai. On trouve des poches où les enfants sont en grande difficulté dans des territoires jugés moins vulnérables.»
Par exemple, le territoire du CLSC Saint-Laurent compte 43 % d'enfants immatures, ce qui en fait l'un des plus fragiles de l'île. Mais quand on découpe ce territoire en fonction des appartenances sociologiques, il apparaît que c'est à l'extrême est que le problème est vraiment criant, soit dans Norgate, Dutrisac, Chameran et Métroplitaine. Le voisinage de Cavendish, au contraire, se place parmi les meilleurs de l'île.
Pour la DSP, la balle est maintenant dans le camp de ses partenaires locaux qui doivent tirer les conclusions qui s'imposent et ajuster le tir. Car cette enquête, si fouillée soit-elle, est avant tout un portrait, convient Isabelle Laurin. «Elle donne des pistes de réflexion, mais n'apporte pas de réponses.» En fait, elle soulève bien d'autres questions, notamment en ce qui a trait à l'impact réel des investissements faits par Québec pour les 0 à 5 ans, entre autres avec les Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance, les services de garde à 7 $ et les maternelles à quatre ans.
Malgré tous ses acquis, Montréal fait en effet à peine mieux que Toronto ou Vancouver, qui n'ont pourtant pas de tels programmes. Ce qui laisse croire que la formule a peut-être du plomb dans l'aile. Le coup de sonde de la DSP montre d'ailleurs que 16 des 60 écoles très défavorisées à Montréal ne comptent toujours pas de prématernelle à quatre ans. Idem pour les services de garde à 7 $, dont la moitié des enfants sont privés, spécialement chez les familles moins favorisées, alors que ce sont pourtant elles qui en tirent les plus grands bénéfices.
«Nos programmes s'adressent-ils vraiment aux clientèles visées? Nos politiques si enviables bénéficient-elles à toutes les familles qui en ont besoin? Ce sont toutes des questions que nous voulons aborder avec les communautés locales», conclut Mme Laurin. Des sommets locaux se tiendront d'ailleurs ce printemps afin de faire le point par territoire. Une belle occasion de mobilisation, résument les trois chercheuses. «On a la chance d'avoir mis la main sur le début d'une problématique qui, sans intervention, viendra sans doute vampiriser tout le développement de l'enfant. C'est là une occasion extraordinaire qu'il ne faudrait pas manquer...»