Au temps des sucres

Tout est sur la table: autant les produits que le discours sur l'alimentation. Pourtant, hier encore, la fin de l'hiver était prétexte à se sucrer le bec. Est-ce toujours de mise?
Pour les becs sucrés, il y a deux façons de voir que le printemps est à nos portes. L'une, quand on fait l'épicerie de la semaine et qu'on constate que les chocolats de la Saint-Valentin sont en vente et que les divers lapins et oeufs de Pâques font déjà l'objet d'offres promotionnelles. L'autre vaut pour qui lit Le Devoir ou parcourt les routes du Québec et alors enregistre que les cabanes à sucre s'affichent.Car la concurrence est vive entre ces restaurateurs saisonniers qui proposent au menu oreilles de Christ, oeufs et jambon dans le sirop et diverses crêpes et tartes au sucre (et pour faire encore plus québécois, certains ne craignent pas les variantes et alors un autre choix s'impose: faut-il oser ajouter le ragoût de boulettes à son assiettée de fèves au lard?).
Et pour un grand nombre, il est acceptable de céder à ces multiples tentations: n'est-il pas normal de rechercher un apport calorifique, besoin imposé par ce long hiver qui fait que, en ces jours de mars, plus d'un rhume ou d'une grippe démontrent que l'organisme est à bout? Et une façon de «battre le fer pendant qu'il est froid» consiste à manger tout en se faisant plaisir.
Pourtant, il est une autre façon de penser, elle aussi traditionnelle. L'héritage chrétien a établi en nos contrées pour la même période des jours de jeûne. Et ce carême, cette période où la viande n'apparaissait qu'une fois par jour sur les tables familiales, et où les sucreries de toute nature devaient demeurer sur les tablettes, était pour plus d'un la preuve d'une sagesse héritée des siècles: ne faut-il pas remettre en état le «système» après ces périodes de surconsommation imposées par les festins des Fêtes et l'attrait du «gras» qui réchauffe l'organisme en hiver?
Autres saisons
Tel était, et est encore pour plusieurs, les cycles traditionnels qui rythmaient les saisons alimentaires. Et tout cela avait du sens quand l'alimentation dépendait directement des approvisionnements saisonniers. L'hiver est alors le temps des patates et des pommes de terre récupérées dans les caveaux, tout comme l'été est la saison des salades et des tomates fraîchement cueillies.
C'était avant. Aujourd'hui, mondialisation oblige, les poivrons sont en solde au moment où, à l'extérieur, le blizzard souffle. Et les bateaux, que des glaces ne bloquent plus, amènent à bon port en tout temps les clémentines du Maroc ou les fruits frais d'Amérique du Sud, voire d'Asie. Et toute épicerie locale propose à l'année longue du poisson frais: l'industrie de la pisciculture n'impose plus le besoin de se rendre à la rivière pour aller puiser cette truite qui se retrouvera en filet dans l'assiette.
Autres régimes
Et les façons de faire cèdent le pas devant un nouveau discours qui régit les pratiques alimentaires. Avant, tout ou presque était permis: ne faut-il pas se nourrir? Maintenant, on ne sait plus ce qu'il est possible d'ingérer: les vaches ne sont-elles pas devenues «folles»? Et qui n'a pas eu aussi écho de ces discours qui décrivent comment les organismes génétiquement modifiés, les fameux OGM, sont sources de multiples «cancers» qui rongent lentement les organismes?
Les pratiques alimentaires ont été transformées. Les saisons ne se distinguent plus entre elles que par les primeurs, qui sont les dernières traces des pratiques locales. Pour le reste, les techniques de conservation et de congélation rendent toute la gamme alimentaire en tout temps accessible. Et les réseaux de distribution font que le Métro ou le Provigo de Sept-Îles dépose auprès de sa clientèle la même circulaire que celle que reçoivent les foyers montréalais: les divers «coupons» et rabais sont alors les mêmes.
Et voilà que sur ces mêmes surfaces une nouvelle alimentation prend place. Hier encore, il fallait se rendre dans des officines alimentaires pour s'approvisionner en produits santé. Et les fruits et légumes biologiques étaient réservés à un petit nombre: on connaissait un fournisseur, sinon on achetait ce que l'on trouvait.
Cela n'est plus. Et les cultivateurs québécois, ceux qui ont finalement pris le virage bio, ne sont-ils pas là à se plaindre du fait que les grands réseaux ont peu recours à leurs services? Déjà, la concurrence internationale — et sur notre territoire, elle est souvent américaine ou canadienne — a envahi ces secteurs et mis en place des systèmes d'écoulement de stocks qui ont le bonheur, ou le défaut pour d'autres, d'être fort efficaces.
Il y a donc une nouvelle alimentation. Il ne s'agit plus de seulement nourrir, mais de bien nourrir. Il faut alors que les aliments aient des vertus. Et le sucre de nos cabanes dans un tel contexte?
Voilà que l'on trouve des «plus» à ce qui autrefois était de la gourmandise: ce produit n'est-il pas naturel, non traité comme un vulgaire sucre blanchi? On en fait ainsi la promotion et les surplus qui hier mettaient à mal cette industrie québécoise ont été finalement écoulés, à un point tel que deux boîtes sur trois de ce produit qui se retrouvent sur la planète contiennent un liquide doré qui a coulé d'un érable québécois (et tout s'annonce encore beau, les fermiers du Vermont ou de l'Ouest américain ne parlent pas encore d'imposer un embargo sur le produit).
Mars est donc là. Et on se sucrera le bec. Aux tenants de l'alimentation saine, les gourmands répondront alors qu'il faut se faire plaisir: n'est-ce pas là une autre façon de combattre les divers germes qui ne demandent pas mieux que de profiter des faiblesses affichées par les divers organismes?