Tabac: la France écrase à son tour

Paris — On ne reconnaîtra bientôt plus le pays de Gabin, Gainsbourg, Sartre et Camus. Adieu, les cafés enfumés de la rive gauche et les gracieuses volutes autour desquelles jeunes et moins jeunes refaisaient le monde. Les jours de la clope sont comptés. Dans les lieux publics, il ne sera plus possible de griller une sèche au zinc ni de s'allumer une cibiche en sirotant un petit noir.
C'est officiel: dès le 1er février 2007, sauf pour les bars-tabacs, les hôtels, les restaurants et les casinos qui ont obtenu un sursis d'un an, il sera entièrement interdit de fumer dans les lieux publics. Depuis des années que les associations de lutte contre le tabac réclamaient l'interdiction complète, les fumeurs français subiront bientôt la même médecine qu'en Espagne, en Italie et au Québec.Il y a longtemps que les partisans de l'interdiction soutiennent que la cigarette fait 60 000 morts en France chaque année, dont 5000 à cause du tabagisme dit passif. L'hiver dernier, en pleine crise sociale, le gouvernement avait reporté sa décision pour ne pas irriter davantage ses citoyens en colère. Maintenant que le calme semble revenu, le gouvernement de Dominique de Villepin a décidé de faire passer la loi en force, c'est-à-dire par décret, au lieu d'en discuter au Parlement.
La loi française s'annonce moins tatillonne que la loi québécoise. Pas question en France de bannir la cigarette à moins de neuf mètres de l'entrée des hôpitaux et des écoles ni de forcer les vieillards des résidences pour personnes âgées à aller fumer dans la rue. Dans le sillon tracé avant elle par l'Italie et l'Espagne, la France a accepté certains compromis.
Si la cigarette sera bannie de toutes les administrations, des hôpitaux, des écoles et des cours de récréation, les restaurants, les bars et les entreprises auront toujours le loisir d'aménager des fumoirs. Ceux-ci devront êtres équipés de systèmes d'extraction d'air et de portes hermétiques à fermeture automatique. On pourra y siroter une bière achetée au comptoir, mais le personnel n'y offrira aucun service afin de protéger les employés.
Les personnes âgées vivant en résidence, les patients d'un hôpital et les prisonniers seront libres de fumer dans leurs chambres, considérées par la loi comme des «substituts au domicile». L'Association des directeurs d'établissements pour personnes âgées (ADEHPA) a rappelé que «fumer chez soi est un droit [...], personnes âgées et très âgées doivent avoir les mêmes droits et obligations que tous les citoyens». Les amendes françaises demeurent relativement modestes, allant de 125 $ pour un fumeur pris en flagrant délit à 225 $ pour les propriétaires d'établissement.
Si les pays européens emboîtent le pas aux pays anglo-saxons, ils semblent privilégier des lois souvent plus souples et moins contraignantes. Ainsi la loi espagnole permet-elle aux bars de choisir d'être ouverts aux fumeurs ou aux non-fumeurs. Résultat: l'immense majorité d'entre eux sont demeurés fumeurs. En Italie, où l'interdiction est entrée en vigueur le 1er janvier 2005, des fumoirs peuvent être aménagés dans les restaurants, les bars et les discothèques. Dans ce pays où la température est généralement clémente, même en hiver, les fumeurs ont toujours le loisir de s'installer sur les terrasses, couvertes ou pas.
Les hôteliers et les 31 000 propriétaires de bars-tabacs (qui détiennent en France le monopole de la vente des cigarettes) annoncent une mobilisation le 5 novembre prochain afin de réclamer un délai d'application de cinq ans. La plupart jugent la solution des fumoirs impraticable dans la très grande majorité des lieux à cause du manque d'espace. Plusieurs députés craignent la sanction des électeurs aux élections. «Nous sommes en train de recréer un ordre moral liberticide», juge Jacques Myard, député des Yvelines. «Y en a marre des interdictions!», s'exclame la colorée députée de droite Christine Boutin. Et les élus rappellent le rôle social que jouent les cafés en France. «Cela risque de mettre en faillite des lieux de convivialité française, points d'équilibre de la vie sociale», dit l'ultranationaliste leader du Mouvement pour la France (MPF), Philippe de Villiers.
Les sondages montrent pourtant que l'interdiction est soutenue par près de 80 % de la population. Une enquête plus précise, réalisée en août dernier, révélait néanmoins que 65 % des Français étaient favorables à une dérogation pour les bars-tabacs. Le député Richard Mallié s'inquiète des effets de la loi dans les villages. «On ne peut pas raisonner partout comme dans les grandes villes. Dans certaines communes, les maires me disent que le bar-tabac sert un peu de salle des fêtes et est parfois le seul commerce encore ouvert.»
En Italie, l'interdiction de fumer dans les lieux publics n'a pas entraîné de baisse de la fréquentation des bars et restaurants. Elle aurait fait baisser le tabagisme d'environ 2 %. Les industriels français ne s'attendent eux aussi qu'à une baisse de 2 à 5 % des ventes de cigarettes. Entre 2002 et 2004, une hausse de 40 % du prix des cigarettes avait eu des effets beaucoup plus radicaux, faisant plonger les ventes de 30 %. Personne ne s'attend par ailleurs à ce que les 150 millions de dollars destinés à rembourser (au tiers) les substituts à la nicotine ne changent radicalement la situation.
Reste à savoir si la loi sera appliquée. Une loi précédente, la loi Évin, avait imposé des sections non-fumeurs dans les restaurants et les cafés. Toutefois, faute d'espace, la loi n'était souvent pas respectée. En ira-t-il différemment cette fois-ci? Depuis quelques années, on voit de moins en moins de Parisiens braver les interdictions de fumer dans le métro alors que la chose était courante autrefois. Considérés comme les automobilistes européens les plus indisciplinés, les Français ont vu depuis deux ans leur nombre d'accidents sur les routes chuter de moitié. De là à en conclure que les Français sont de plus en plus sages...
Gainsbourg doit se retourner dans sa tombe.
Corresondant du Devoir à Paris