L'anorexie frappe au primaire

Elles ont encore les deux pieds dans l'enfance, mais l'adolescence les heurte déjà de plein fouet. Pourtant, elles ne rêvent pas d'être des lolitas ou de ressembler aux Kate Moss de ce monde. Elles ont à peine huit, neuf ou dix ans et ne mangent plus. Petites plumes d'à peine 25 kilos, leur vie ne tient plus qu'au tube de gavage qui leur remplit l'estomac.

Un mal de l'adolescence, l'anorexie? Plus maintenant. Cette maladie fait de plus en plus de ravages dans les cours d'école, à un âge où on s'amuse normalement à jouer à la marelle plutôt qu'avec sa vie.

Un peu partout, les spécialistes des troubles alimentaires constatent avec étonnement cette introduction par effraction de l'anorexie dans le doux âge de l'innocence.

À l'hôpital Sainte-Justine, où le Dr Jean Wilkins suit depuis 35 ans les jeunes souffrant de troubles du comportement alimentaire, l'âge des fillettes qui se retrouvent dans son bureau le laisse pantois.

Il y a quelques semaines, on lui a ainsi référé deux fillettes d'à peine dix ans qui se laissaient dépérir.

«Elles ne touchent plus à un solide ou à un liquide depuis décembre. C'est un nouveau problème qui nous touche. Plus elles sont jeunes, plus elles sont difficiles à traiter. On dirait qu'on ne parvient pas à percer leur mystère», s'inquiète-t-il.

Pour rescaper in extremis ces deux petites libellules fragilisées, la seule arme se résume parfois au gavage forcé: l'alimentation par un tube, inséré par la narine jusque dans l'oesophage, et l'hydratation par soluté.

Au début de sa carrière, il traitait les jeunes filles blanches de 16 ans, issues de milieux nantis. Des premières de classe de collèges privés. Aujourd'hui, la maladie frappe toutes les couches de la société, y compris des garçons, affirme le Dr Wilkins. Et, surtout, des enfants plus jeunes.

Le Dr Franzisca Baltzer, responsable de la clinique de l'adolescence de l'Hôpital de Montréal pour enfants (HME), a elle aussi hospitalisé l'automne dernier une fillette de huit ans pesant 30 kilos, au pouls incertain, qui avait perdu trois ou quatre kilos. «En 12 ans de pratique, je n'avais eu à traiter qu'une seule enfant de moins de 12 ans. Mais depuis deux ans, j'ai eu au moins 20 cas», raconte-t-elle.

Une vague qui déferle sur l'enfance

Aux États-Unis, la même vague déferle. Certains États ont même ouvert des cliniques externes particulières pour les jeunes de moins de 13 ans tant la demande est forte. En quelques années, l'âge des patients a chuté de treize à neuf ans. On y retrouve de tout: des fillettes, de jeunes garçons, blancs comme noirs, des jeunes de milieux défavorisés. Exit l'anorexie comme mal distinctif de la haute société.

Lors d'un congrès sur l'anorexie organisé en juin 2005 par le célèbre National Institute of Health (NIH), les spécialistes n'en avaient que pour ce nouveau phénomène qui remplit leurs cabinets de petites puces en état d'inanition. C'est d'ailleurs dans les écoles primaires que se fait désormais la prévention aux États-Unis.

Si on s'inquiète tant, c'est que l'anorexie à l'enfance n'est pas qu'une banale affaire de perte de poids. Grave à tout âge, l'anorexie chez les jeunes enfants entraîne l'arrêt complet de la croissance.

«Quand elles sont plus jeunes, il y a un impact encore plus grand sur la santé car cela freine carrément leur développement pubertaire. Leurs menstruations peuvent ne réapparaître qu'à 17 ou 18 ans», explique le Dr Wilkins.

«Et ce qui est encore plus grave, renchérit le Dr Baltzer, c'est qu'on ne sait pas si on peut rattraper cette croissance plus tard car on n'a pas encore assez de recul.»

À l'âge prépubère, il y a normalement durcissement des os, renforcement du coeur et augmentation de la masse du cerveau pour se préparer à la croissance accélérée du corps qu'entraînera bientôt l'adolescence.

Or l'anorexie nerveuse a de graves conséquences sur le corps et les signes vitaux. Privé d'énergie pour fonctionner, le corps sous-alimenté réduit la circulation sanguine en périphérie pour la concentrer vers le muscle cardiaque, provoquant ainsi l'hypothermie dans les membres et une chute de la pression artérielle. Le rythme cardiaque chute jusqu'à 50 battements à la minute, voire 30 ou 40 battements la nuit.

À ce stade, c'est l'alerte. «C'est notre critère pour les hospitaliser. En bas de 50 battements à la minute, il faut les surveiller de près jour et nuit car il y a des risques d'arrêt cardiaque», soutient le Dr Wilkins.

Une maladie mortelle?

Parmi les maladies mentales, l'anorexie nerveuse est en effet celle qui affiche le plus haut taux de mortalité avec jusqu'à 10 % de décès. La principale cause de décès est d'ailleurs l'arrêt cardiorespiratoire, provoqué par un déséquilibre électrolytique, ou l'hypokaliémie, une carence en potassium qui peut entraîner l'insuffisance respiratoire.

Avant d'en arriver là, le corps est soumis à de rudes épreuves. Affamé, il commence à se nourrir de masse musculaire. Privé des gras essentiels à sa croissance, le cerveau s'atrophie et sécrète un taux anormal de sérotonine. Alerté, le corps commence à libérer du cortisol, une hormone du stress qui empêche les os de durcir normalement. La carence en protéines rend la peau et les cheveux secs et cassants.

«Ce qui est difficile avec les plus petites, contrairement aux adolescentes, c'est qu'elles sont inconscientes de l'impact de la sous-alimentation sur leur santé», soutient Line Roy, infirmière responsable des troubles alimentaires à l'hôpital Sainte-Justine.

La chute récente de l'âge des anorexiques oblige d'ailleurs la médecine à refaire ses devoirs et à revoir complètement ses critères pour diagnostiquer la maladie. Avant, les médecins concluaient à l'anorexie en présence des quatre A: adolescence, aménorrhée (arrêt des menstruations), amaigrissement et alimentation restrictive. Or, de nos jours, les enfants qui glissent dans l'anorexie n'ont même jamais atteint les deux premiers critères et, parfois, pas même le troisième.

En effet, affirme le Dr Baltzer, plusieurs fillettes anorexiques de huit, neuf ou dix ans n'ont pas encore leurs règles et perdent peu ou pas de poids. Chez les prépubères, la maladie est donc beaucoup plus difficile à diagnostiquer pour celui qui n'a pas l'oeil aiguisé.

«Ce sont des enfants qui stagnent. Elles ne maigrissent pas mais ne grandissent plus, ne grossissent plus. Or, à cet âge, l'arrêt de la croissance n'est pas normal. C'est une sonnette d'alarme», insiste-t-elle. Subtilement, les enfants limitent leur alimentation, chipotent avec les portions et les aliments gras.

On ignore encore l'impact futur de ces privations. Mais un sondage réalisé à Sainte-Justine auprès d'ex-anorexiques démontre que plus les filles souffrent tôt d'anorexie, plus la maladie persiste longtemps. «Celles qui avaient le plus faible poids couraient aussi plus de risques d'avoir des complications à la grossesse», affirme Maude Egedy, pédiatre et moniteur-clinique à la clinique de l'adolescence de Sainte-Justine.

Un mal mystérieux

Or qui faut-il blâmer pour ce mal étrange qui transforme des écolières de pays d'abondance en petits êtres décharnés de Vision mondiale? On a longtemps accusé le lavage de cerveaux exercé par la publicité et le monde de la mode, obsédée par la nudité et la beauté, de déclencher cette folie de la minceur chez les adolescentes. Mais dans le cas des enfants, les spécialistes sont déroutés.

«Il faut réajuster nos façons de faire avec les enfants. Il ne se passe pas la même chose dans leur tête que dans celle d'adolescentes de 15 ans. Elles ne parlent pas des filles qu'on voit dans les magazines. C'est une peur inconsciente de vieillir», explique Mme Roy.

Pendant des lustres, on a accusé les mères trop strictes d'être à la source de l'anorexie de leurs filles. Or, aujourd'hui, plusieurs chercheurs, dont le Dr Howard Steiger, de l'hôpital Douglas, battent en brèche cette théorie culpabilisante pour les parents et mettent plutôt en cause une vulnérabilité génétique que certains événements générateurs de stress — par exemple, la transition vers l'adolescence, la séparation des parents, une maladie grave ou une agression physique ou sexuelle — activeraient.

«Ce qui est certain, c'est que certains gènes, notamment ceux qui régissent la production de sérotonine, peuvent rendre une personne plus vulnérable à l'anorexie ou à la boulimie. Mais ce trouble ne se développera que si certaines conditions se présentent dans l'environnement de la personne», explique le directeur du programme des troubles alimentaires de l'hôpital Douglas, qui multiplie les recherches sur le rôle de la sérotonine et d'autres systèmes neurobiologiques dans ces maladies.

Le fait de s'astreindre à un régime draconien pourrait en soi être un facteur précipitant pour les personnes déjà vulnérables, explique-t-il. En effet, la sous-alimentation entraîne une chute du taux de sérotonine et d'autres neurotransmetteurs dans le cerveau, ce qui mène ces personnes à adopter des comportements impulsifs et obsessionnels.

Cela étant, l'anorexie ne se règle pas avec des pilules. «Même s'il y a un aspect physiologique à la maladie, ça ne veut pas dire que le traitement doit être biologique. Notre approche est toujours basée sur la psychothérapie. Et le seul vrai médicament, c'est la nourriture!», insiste le Dr Howard Steiger.

Le contrecoup du discours antiobésité

Il reste que les médecins qui soignent ces jeunes enfants se posent de plus en plus de questions sur l'impact du discours omniprésent et culpabilisant au sujet de l'obésité.

«De plus en plus d'enfants se font lessiver les oreilles avec l'obésité. Ce discours est omniprésent dans les écoles, où on va même jusqu'à calculer l'indice de masse corporelle [IMC] dans les classes. Je vois des ados un peu rondelets, gênés par ce discours, qui se font vomir parce qu'on leur a dit qu'ils étaient trop gros», se fâche le Dr Wilkins.

Un de ses jeunes patients de 12 ans avait ainsi fait chuter son poids de 90 à 45 kilos en quelques mois en restituant tout ce qu'il ingurgitait.

À cet âge vulnérable où le corps est en proie à toutes les transformations et où il est normal d'avoir faim de façon constante, il ne faut pas inciter les enfants à surveiller leur poids, insiste-t-il. «J'ai des filles qui sont présentées en classe comme des modèles de santé parce qu'elles n'ont pas de gras alors qu'en fait, elles sont anorexiques!», grogne-t-il.

Selon le Dr Baltzer, chez les jeunes enfants, il est clair que l'environnement familial peut être déterminant, mais pas toujours dans le sens où on l'entendait auparavant. Sans s'en rendre compte, certains adultes transmettent à leurs rejetons leur rapport obsessionnel avec la nourriture et le corps.

«Si les parents ne mangent que du yogourt 0 %, du lait écrémé, et contrôlent tout ce qu'ils mangent, ça ne transmet pas des habitudes d'alimentation normales à leurs enfants», affirme-t-elle.

Et chez plusieurs de ces petites patientes, c'est malheureusement souvent le cas. Carburant à la perfection et à la performance, les parents inculquent à leur insu un message délétère à leurs enfants, qui finissent par angoisser à la vue du moindre petit bout de gras.

Et si les fillettes adoptent le code vestimentaire des adolescentes en exposant leur nombril, carburent à la même musique et idolâtrent les mêmes chanteurs, faut-il s'étonner qu'elles finissent par souffrir des mêmes maux?, soulève le Dr Baltzer. «D'après moi, cette hypersexualisation des enfants les mène à avoir des manies d'adultes plus tôt. Très tôt, elles développent cette peur de vieillir qui les mène à stopper leur croissance», dit-elle.

Pour ce médecin, c'est tout l'environnement culturel et social des enfants qui est subtilement anorexigène.

Un sondage mené auprès d'écolières par des chercheurs de Toronto révélait récemment que 55 % des fillettes de huit à dix ans affirment vouloir perdre du poids. Plus percutant encore, 21 % des fillettes de la maternelle se trouvaient trop grosses. Avec une telle obsession, pas étonnant que, quelques années plus tard, plusieurs enfants basculent dans l'anorexie, soutient le Dr Baltzer.

Chose certaine, alertée par cette flambée de cas d'anorexie chez les enfants, la Société canadienne de pédiatrie vient d'entamer une étude pancanadienne pour évaluer de façon précise l'ampleur du phénomène. Les résultats, attendus dans quelques mois, pourraient être étonnants. Chez les adolescentes, on évalue l'incidence de l'anorexie à 1 %. Chez les enfants, elle pourrait atteindre les 25 cas pour 100 000 habitants.

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