Le français, langue commune : aux sources d’un principe

L’objectif de la politique linguistique québécoise va donc au-delà de la protection ou de la valorisation du français. Il s’agit d’un projet de société auquel sont conviés tous les Québécois, peu importe leur origine, et dans le respect de leurs droits.
Illustration: Tiffet L’objectif de la politique linguistique québécoise va donc au-delà de la protection ou de la valorisation du français. Il s’agit d’un projet de société auquel sont conviés tous les Québécois, peu importe leur origine, et dans le respect de leurs droits.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Force est de constater qu’un certain consensus émane du débat linguistique actuel au Québec : un sentiment d’urgence, une conviction largement partagée qu’il faut agir pour freiner le déclin du français. Mais au-delà de la loi 96, des statistiques et des indicateurs, quel sens donner à ce débat ? Comment attiser ce « réveil national » dont parle le ministre Jean-François Roberge ?

Un début de réponse se trouve peut-être en amont, en remontant aux sources de la politique linguistique, vers les principes qui la fondent : l’idée d’une langue commune, indissociable de la culture, une langue qui fonde le lien social. Car ce qui semble aujourd’hui évident ne l’a pas toujours été : avant la loi 96, avant la Charte de la langue française, il y a eu une première prise de conscience, une vision, un principe. Ensuite, seulement, la volonté d’agir.

Malgré les désaccords sur les moyens à prendre, peu de voix s’élèvent au Québec pour contester la nécessité de freiner la chute du français. Plus rares encore sont celles qui remettent en question l’objectif qui anime la politique linguistique depuis la loi 101 : faire du français la langue commune.

Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Pourtant… Il en aura fallu du temps pour que ce principe fasse son chemin. Bien que découlant d’une recommandation du rapport de la commission Gendron (1972), il ne sera inscrit textuellement dans la Charte qu’avec la récente adoption de la loi 96. Alors que la version originale faisait du français la « langue officielle » du Québec, la loi 96 lui ajoute désormais le statut de « langue commune de la nation québécoise » et précise qu’elle « constitue l’un des fondements de son identitéet de sa culture distincte ».

Simple effet rhétorique ? On peut certes choisir de ne voir dans cet ajout qu’une reformulation sans conséquence. Mais le fait est qu’il corrige une « dissymétrie » dont parlait Guy Rocher dans un article paru dans L’Action nationale en 2002, un écart entre la Charte elle-même et les principes contenus dans l’énoncé de politique — le fameux livre blanc de Camille Laurin.

Celui-ci mettait l’accent sur la dimension culturelle de la langue, alors qu’elle n’était mentionnée qu’implicitement dans le texte de loi. En soulignant l’importance de la langue et de la culture « comme liants de la société », la loi 96 rend donc la Charte de la langue française plus conforme à son « esprit initial ».

Livres blancs, de Laurin à Laporte

Pour apprécier ce changement à sa juste valeur, il faut justement relire le livre blanc de Camille Laurin.

Présentée en mars 1977, la Politique québécoise de la langue française expose de manière approfondie les principes qui fondent et justifient l’adoption d’une charte. On y explique que cette dernière s’appuie sur l’existence, chez un grand nombre de Québécois, d’une « volonté de redresser la situation de la langue française au Québec » et de la conviction qu’il est nécessaire que l’État intervienne.

Laurin rappelle toutefois le chemin préalable qu’a dû parcourir cette idée, une idée qui s’enracine dans une lente prise de conscience chez les Québécois francophones qui s’amorce au cours des années 1950. À mesure qu’ils tentent de définir leur identité, les Québécois constatent le piètre statut conféré à leur langue et la menace qui pèse sur elle, menace qui leur apparaît comme le reflet de leur propre fragilité et de leur état de subordination.

Or, cette prise de conscience — ce réveil national —, affirme Laurin, constitue en soi un fait important : « Il ne faut pas manquer de le souligner ; car la lucidité est une composante éminemment positive celle-là, de la situation de la langue française au Québec. »

Pour trouver l’origine de cette prise de conscience et de cette « volonté de redressement », il faut toutefois remonter encore plus en amont, vers un autre document rédigé en 1965 sous le gouvernement Lesage : le livre blanc sur la culture de Pierre Laporte. Dans son énoncé de politique, Camille Laurin cite d’ailleurs ce document comme l’un des premiers à avoir énoncé les devoirs de l’État en matière de défense de la culture nationale.

Préparé par Laporte, alors ministre des Affaires culturelles, et rédigé en grande partie par l’historien et sous-ministre Guy Frégault, ce livre blanc fait de la question linguistique « la clef de voûte du destin culturel des Canadiens français ». Il dénonce le bilinguisme institutionnel, qui pourtant fait encore consensus à l’époque, et recommande d’élaborer une politique linguistique en prenant les moyens nécessaires pour que le français devienne « la langue prioritaire » au Québec.

Jugées trop controversées, ces propositions suscitent d’importants débats au sein du cabinet Lesage (rappelons que nous sommes avant la crise de Saint-Léonard, avant l’adoption des lois 63 et 22, et plus de 10 ans avant la loi 101), si bien qu’elles conduisent le premier ministre à garder secret le document.

Le « livre blanc fantôme », comme l’explique l’historien et sociologue Fernand Harvey, ne sera finalement rendu public qu’en 1976 par le ministre Jean-Paul L’Allier, à l’intérieur de son livre vert sur la culture. Dans Chronique des années perdues (1976), où il revient sur l’épisode, Guy Frégault dira lui-même que « le temps n’était décidément pas mûr pour qu’on pût recommander que le français devînt “la langue officielle” du Québec ».

Une vision globale

Après son accession au pouvoir en 1976, le gouvernement du Parti québécois s’inspirera du livre blanc de Pierre Laporte, tant pour la rédaction de sa politique linguistique que dans l’élaboration de la Politique québécoise du développement culturel, en 1978. La Charte de la langue française est donc imprégnée d’une vision similaire.

Mais quelle est donc l’essence de cette vision ? Elle découle d’abord d’une lecture « globale » de la question linguistique. Alors que pendant longtemps, on avait traité l’enjeu de la langue sous un angle strictement linguistique — un problème de « bien parler » —, on l’envisage désormais dans sa globalité : comme une question à la fois économique, sociale, linguistique et culturelle.

Au même titre que les inégalités économiques, les inégalités linguistiques sont vues comme des sources d’injustice. Par conséquent, le statut de la langue française devient une question de justice sociale, indissociable du destin de la nation tout entière.

De plus, alors que la politique linguistique canadienne, adoptée en 1969, privilégie une approche instrumentale de la langue, la vision québécoise s’ancre dans un principe de « territorialité », soit l’idée qu’une langue se rattache à un territoire distinct.

Le livre blanc de Laurin énonce comme principe premier qu’« au Québec, la langue française n’est pas un simple mode d’expression, mais un milieu de vie ». C’est à travers elle qu’on se lie les uns aux autres, qu’on débat, qu’on fait communauté ; elle « coïncide avec une société ». L’objectif de la politique linguistique québécoise va donc au-delà de la protection ou de la valorisation du français. Il s’agit d’un projet de société auquel sont conviés tous les Québécois, peu importe leur origine, et dans le respect de leurs droits.

La langue française est envisagée comme un facteur de cohésion : elle doit devenir la langue d’intégration, une langue qui rassemble et qui permet à la nation — entendue au sens inclusif — d’exprimer sa culture et son identité.

Au-delà de la loi

Même en insistant sur les liens qui unissent la langue et la culture, la loi 96 ne freinera pas le déclin du français au Québec, mais elle consolide les fondements de la politique linguistique. Par le fait même, elle nous rappelle pourquoi le sort du français constitue un « enjeu existentiel » au Québec et pourquoi il est légitime et urgent d’agir pour redresser la situation.

Dans sa Chronique des années perdues, Frégault explique que la force principale du livre blanc de Pierre Laporte résidait dans les principes qu’il tentait de mettre en lumière. « Si les situations évoluent, écrit Frégault, les principes, cependant, demeurent, pour peu qu’ils aient été dégagés correctement. »

Comme le disait Camille Laurin : « Il faut le répéter : dans une politique de la langue, la loi n’est pas tout. » Or, pour affronter la menace qui pèse actuellement sur le français au Québec, il faudra bien plus qu’une loi. En cela, des principes forts et des fondements solides s’imposent. Car toute loi puise sa légitimité dans la volonté politique et, avant elle, dans la conscience de l’opinion publique.

Dans un Québec de plus en plus diversifié, et dans cet environnement numérique et mondialisé, il faudra, en dépit des plateformes et des algorithmes, revenir constamment aux sources : réaffirmer le rôle cohésif du français, redire sa fonction culturelle. Sans cesse il nous faudra remettre le cap sur l’objectif : faire du français une langue commune ; une langue qui nous distingue, qui nous rassemble et qui nous permet d’exister.

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