L’ascèse au coeur de la lutte contre le péril climatique

Diogène appartient à l’école des cyniques, c’est-à-dire des Chiens : «Au cours d’un repas, des gens lui lançaient des os comme à un chien ; lui, avec désinvolture, leur pissa dessus comme un chien.» Loin de se sentir injurié d’être appelé un chien, il revendiquait ce titre.
Photo: Tiffet Diogène appartient à l’école des cyniques, c’est-à-dire des Chiens : «Au cours d’un repas, des gens lui lançaient des os comme à un chien ; lui, avec désinvolture, leur pissa dessus comme un chien.» Loin de se sentir injurié d’être appelé un chien, il revendiquait ce titre.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

La philosophie occidentale antique n’était pas qu’une discipline théorique, car elle offrait un moyen d’être heureux. Certains philosophes, comme Épicure, ont proposé une voie douce et aimable vers le bonheur. Diogène de Sinope se démarque par une rigueur et une austérité qui sont bien plus en phase avec l’urgence climatique. Il cherchait à vivre sans aucun superflu et se préparait au pire.

Or, des temps difficiles s’annoncent. Depuis 5000 ans, la température de la planète se refroidissait et nous amenait, tout doucement, vers un nouvel âge glaciaire. La révolution industrielle de 1850 a tout changé en augmentant la température d’un degré. Un tout petit degré, qui cause la fonte annuelle de plusieurs centaines de milliards de tonnes de glace.

Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Les trois volumineux rapports que le Groupe international d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) a publiés ces derniers mois indiquent que nos années d’abondance et de vie facile touchent à leur terme. Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, il faudrait être carboneutre en 2050. En d’autres mots, il faudrait soit ne plus produire de gaz à effet de serre (rappelons que 80 % de l’énergie mondiale est d’origine fossile), soit compenser ce qu’on produira encore par la plantation d’arbres. Le Canada s’y est engagé par la loi C-12 adoptée en juin 2021, mais il n’y parviendra probablement pas, non plus que le reste de la planète. En fait, nous voguons plutôt vers une augmentation de 2,9 °C (et encore, c’est si les engagements actuels sont tenus).

Selon les prévisions de la U.S. Energy Information Administration, la production d’énergies renouvelables va croître de façon spectaculaire d’ici 2050, mais les trois formes d’énergies fossiles vont également toutes augmenter. Pour une raison facile à comprendre : nos économies vont continuer à croître et on n’a jamais vu, dans aucune société, une croissance économique sans augmentation de la consommation d’énergie. Un gouvernement démocratique voulant réaliser la carboneutralité devrait donc se faire élire en promettant la récession !

Le plus étonnant, c’est que la fermeture de l’économie en 2020 en raison de la pandémie n’a entraîné qu’une modeste baisse de 3,5 % de la consommation mondiale d’énergie. Pour éliminer toutes les énergies fossiles en 2020, il aurait fallu un effort 24 fois supérieur, puis maintenir cet effort année après année. Sans répit.

Voilà pourquoi on n’arrivera même pas à respecter l’objectif moins ambitieux de +2 °C pris à Paris en 2015, et pourquoi nous faisons face à la possibilité réelle d’un effondrement de notre société. Que cet effondrement survienneou non, il faut s’attendre à perdre beaucoup de biens qui agrémentent notre vie. Or, c’est précisément ce que Diogène avait choisi de réaliser.

Le bonheur selon Diogène

 

Diogène de Sinope (–410 à –320) est un philosophe haut en couleur. Marchant pieds nus, portant pour tout vêtement un manteau, il mendiait sa nourriture et dormait, dit-on, dans un tonneau. Il adorait provoquer ses contemporains. N’a-t-il pas dit de Platon : « De quelle utilité est pour nous un homme qui, bien que pratiquant la philosophie depuis longtemps déjà, se trouve n’avoir dérangé personne ? » (Les références sont tirées de Vies et doctrines des philosophes illustres, de Diogène Laërce, dir. M-O Goulet-Cazé.)

Il appartient à l’école des cyniques, c’est-à-dire des Chiens : « Au cours d’un repas, des gens lui lançaient des os comme à un chien ; lui, avec désinvolture, leur pissa dessus comme un chien. » Loin de se sentir injurié d’être appelé un chien, il revendiquait ce titre : « Un jour qu’Alexandre se tenait auprès de lui et disait : “Moi, je suis Alexandre le grand Roi”, Diogène dit : “Et moi, je suis Diogène le Chien !” »

Il faut dire que Diogène tient les dieux pour supérieurs aux animaux parce qu’ils sont les bienheureux, alors que les animaux sont supérieurs aux hommes parce qu’ils sont satisfaits juste de boire l’eau d’une rivière. « Il répétait à cor et à cri que la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile, mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et raffinements du même genre. »

Pour Diogène, ce qui est naturel est bon, ce qui vient de la société est mauvais. En effet, la principale cause du malheur des humains vient selon lui des faux besoins que la société leur impose. D’où son mot d’ordre : il faut ensauvager la vie.

Pour être heureux, trois vertus sont indispensables.

 

1) L’autarcie, se suffire à soi-même afin de ne pas dépendre des autres et de leur bon vouloir. « À qui proclamait Callisthène bienheureux sous prétexte qu’il avait part aux magnificences d’Alexandre [le Grand], Diogène dit : “Il est malheureux, lui qui déjeune et dîne quand il plaît à Alexandre.” »

2) La liberté, non de faire ce qui nous plaît, mais au contraire être libre de tout désir et de toute crainte. Il s’agit principalement de renoncer au luxe. « Ayant vu un jour un jeune enfant qui buvait dans ses mains, il sortit son gobelet de sa besace et le jeta, en disant : “Un jeune enfant m’a battu sur le chapitre de la frugalité.” »

3) L’impassibilité : on doit s’endurcir pour mieux supporter les coups du destin. « L’été, il se roulait sur du sable brûlant, tandis que l’hiver, il étreignait des statues couvertes de neige, tirant ainsi profit de tout pour s’exercer. »

Diogène aujourd’hui

Ce sont trois vertus à développer aujourd’hui pour être plus résilients.

1) L’autarcie. La pandémie a montré la fragilité de nos économies, car nous dépendons d’échanges économiques qui peuvent s’interrompre. C’est particulièrement vrai pour l’alimentation : il est impérieux de développer des circuits économiques courts et de pratiquer l’agriculture urbaine. Chacun doit pouvoir se passer des aliments transformés, car l’industrie alimentaire nous rend dépendants d’elle.

Nous dépendons d’Internet pour nous guider, pour n’avoir pas à mémoriser, pour nous donner des modes d’emploi, etc. Or, seuls deux États consomment plus d’électricité qu’Internet : la Chine et les États-Unis, et l’électricité du réseau vient principalement de centrales au charbon. Aussi bizarre que cela paraisse, Internet fonctionne au charbon ! Attendons-nous donc à le perdre, ou tout au moins à ce qu’il devienne un produit de luxe.

2) La liberté. Le GIEC appelle à vivre plus simplement, avec moins, puisqu’on ne pourra pas éliminer les énergies fossiles sans réduire de façon draconienne notre niveau de vie. Si nous n’apprenons pas par nous-mêmes, comme Diogène, à vivre avec peu, la nature nous y forcera et ce sera bien plus douloureux. Il faudra réduire les importations, comme de ces agrumes qui ensoleillent nos hivers. Et réduire notre consommation de viande à une portion par semaine au maximum.

3) L’impassibilité. Le rapport du groupe 2 du GIEC de février 2022 décrit la souffrance qui nous attend. Il est impossible de complètement l’éviter, car le réchauffement climatique a déjà commencé, mais on peut s’y préparer en apprenant à se passer du confort. Ceux qui sauront vivre à la dure, comme Diogène, souffriront moins.

La lutte contre le réchauffement climatique ne pourra se faire sans plus de justice sociale. L’homme de l’année 2021 du Time, Elon Musk, est l’homme le plus riche au monde, donc le mieux placé pour empocher l’argent des autres. Comme Diogène, il faudra bien, un jour, cesser d’admirer la richesse : « Alors qu’il prenait le soleil au Cranéion, Alexandre survint qui lui dit : “Demande-moi ce que tu veux.” Et lui de dire : “Cesse de me faire de l’ombre.” »

Il faudra aussi plus de justice internationale (car on ne réglera pas les problèmes environnementaux sans les pays du Sud) et plus de justice envers les femmes et les Premières Nations.

 

Fait remarquable dans l’Antiquité, le cynisme comptait dans ses rangs une femme, Hipparchia. Sa présence ne témoigne pas d’une forme d’antirationalisme qui traverserait l’école et que cette femme incarnerait. Certes, les cyniques accordaient plus d’importance à la pratique qu’à la théorie, mais ils n’en proclamaient pas moins : « Il faut la raison ou une corde. » On ne peut pas non plus soupçonner Diogène d’avoir eu des convictions féministes, mais, à l’instar des autres cyniques, il condamnait le rôle que la société assignait aux femmes. C’est ce qui a permis à Hipparchia de devenir philosophe.

L’école cynique cherchait à produire un sursaut moral en provoquant les gens. Elle prenait les animaux comme modèles de la bonne vie. Il ne s’agissait pas d’une vision écologiste du monde, mais nous pouvons nous en inspirer pour inculquer un sentiment de respect envers la vie animale et végétale. C’est aussi un appel à une vie sobre dans un monde de pénurie, ce qui est précisément ce vers quoi nous nous dirigeons à grands pas.

Le mot de la fin revient à Diogène : « Rien, absolument rien, disait-il, ne réussit dans la vie sans ascèse ; celle-ci est capable, en revanche, de triompher de tout. Par conséquent, alors qu’ils devraient vivre heureux en ayant choisi, au lieu des labeurs inutiles, ceux qui sont conformes à la nature, les gens, à cause de leur folie, sont malheureux. »

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