La violence à sens unique du bilinguisme

«Pendant qu’on s’autoflagelle à propos de la qualité de notre français, l’anglais progresse», écrit l'auteur.
Photo: Illustration Tiffet «Pendant qu’on s’autoflagelle à propos de la qualité de notre français, l’anglais progresse», écrit l'auteur.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le projet de loi 96 du gouvernement Legault est présentement à l’étape de l’étude détaillée en commission parlementaire. Ce projet ne présente malheureusement pas de mesure forte qui contribuerait à changer substantiellement la dynamique linguistique du Québec. L’extension de la loi 101 au niveau collégial est une mesure phare que plusieurs démographes et experts réclament depuis longtemps, mais qui malheureusement ne figure toujours pas dans le projet de loi.

Les débats qui ont précédé l’adoption de la loi 101 en 1977 sont riches en enseignements. Gaston Miron, poète et célèbre auteur de L’homme rapaillé, a aussi été un fervent militant pour la langue française. Ses observations sur les arguments des partisans du statu quo brillent par leur lucidité et nous révèlent que, malheureusement, l’histoire se répète : les mêmes idées stériles qui avaient cours à l’époque sont ressassées encore aujourd’hui.

Miron parle d’« aliénation » pour décrire l’état de dépossession linguistique qu’il vit dans les années 1950. La langue qu’il entend à Montréal, notamment sur la « grande St. Catherine Street », et que ses compatriotes et lui-même parlent, est au mieux du « traduidu », néologisme qu’il a forgé pour désigner une traduction littérale de l’anglais au français.

« Glissant si humide », « Automobiles avec monnaie exacte seulement », « Sauvez de l’argent » : les textes polémiques de Miron sur l’état du français au Québec fourmillent d’exemples de traduidu. Or, Miron comprend que cette aliénation linguistique provient d’une « situation globale », engendrée par la domination de l’anglais sur le français, qui va bien au-delà du piètre enseignement du français à l’école. Son engagement consistera dès lors à combattre le bilinguisme institutionnel qui prévaut au Québec. Il sera de toutes les manifestations pour le français : en 1969, il participe à l’opération McGill français et est l’un des principaux orateurs à la grande manifestation contre le « bill 63 » de l’Union nationale, qui consacre le libre choix de la langue d’enseignement. Il est aussi de la manifestation contre la loi 178 de Robert Bourassa, qui permet l’affichage bilingue à l’intérieur des commerces.

La qualité du français

 

Contrairement à Miron, les opposants à une mesure « coercitive » telle que l’application de la loi 101 au collégial dénoncent la pauvreté du français des Québécois sans jamais remettre en question la position dominante qu’exerce l’anglais sur le français dans un contexte de bilinguisme institutionnel. Ils proposent plutôt quelques mesures « incitatives », qui dépendent de la bonne volonté de chacun de nous, plutôt que d’agir politiquement. Leurs cris d’orfraie à propos de la qualité de notre langue nationale constituent finalement « une opération de diversion », pour reprendre les mots de Miron, qui inhibe toute action politique et collective véritable.

De 1960 à 1975, le Québec a connu ce que les historiens de la littérature appellent « la querelle du joual ». Les intellectuels québécois se sont déchirés sur cette question : fallait-il valoriser le parler populaire québécois, en l’incorporant par exemple à des œuvres littéraires, ou au contraire le condamner ? L’opinion de Miron sur cette controverse est originale. Dans Décoloniser la langue, un essai publié en 1973, il écrit : « La notion même de culture est assimilée au fait de savoir la langue de l’autre pour accéder aux valeurs dominantes ; combien de fois ai-je entendu cette phrase : “Il est instruit (ou cultivé), lui, il sait l’anglais.” Dans ces conditions, on s’en sacre de dire cheval ou joual… puis les campagnes de bon parler et de bien écrire, puis “bien parler, c’est se respecter”… ce qui compte, ce qu’il faut dire, c’est horse. » Il disait aussi avec encore plus de vigueur : « Pendant qu’on se demande si on doit dire joual ou cheval, c’est le horse qui galope. »

Autrement dit, pendant qu’on s’autoflagelle à propos de la qualité de notre français, l’anglais progresse. Dans Le bilingue de naissance, Miron écrit d’ailleurs, à propos de l’éducation qu’il a reçue : « À l’époque, l’école était à la fois championne du Bon Parler Français et championne du bilinguisme. » Un francophone comprend donc très rapidement qu’il est important de bien parler français, mais qu’il l’est encore bien davantage de savoir parler anglais !

Quelque 50 ans plus tard, c’est la même logique qui est à l’œuvre chez Karl Blackburn, président du Conseil du patronat du Québec. Alors que le gouvernement Legault était sur le point de présenter son projet de loi 96, il écrivait qu’il fallait s’attaquer de toute urgence à la qualité de la langue des Québécois plutôt que d’adopter « n’importe quelle loi cherchant à interdire, à bloquer ou à restreindre notre accès à d’autres langues. […] » Christian Corno, directeur général du collège Marianopolis, s’oppose quant à lui à l’application de la loi 101 au cégep en estimant qu’une telle mesure occulte des questions plus importantes, « comme la qualité de la langue française ».

On ne peut lire ces propos sans sourire ; tous ces opposants à l’application de la loi 101 au cégep prennent toujours bien soin d’affirmer la main sur le cœur qu’ils sont d’ardents francophiles, tout en se satisfaisant fort bien du fait que le français ne compte que pour deux petits cours maigrelets dans le cursus des étudiants des cégeps anglais !

Situation globale

 

Il est pourtant illusoire de vouloir améliorer la qualité du français des jeunes Québécois sans que le français soit la langue de l’éducation supérieure et du travail. Veut-on s’améliorer en français et dépasser le niveau de base qu’on a acquis au sortir du secondaire quand on sait que cette langue est déclassée ? Non. « Dans le statu quo, écrit Miron, on ne peut agir directement sur la langue, on ne fait appel qu’à des motivations qui ne touchent que des individus. Mais, si on change la situation globale qui conditionne le fonctionnement de la langue, la langue va se récupérer d’elle-même […]. L’apprentissage et la pratique vont devenir des motivations profondes », écrit-il dans Décoloniser la langue.

L’extension de la loi 101 au collégial a malheureusement été qualifiée d’« extrémiste » par le premier ministre Legault, qui, lors de la présentation du projet de loi 96, a défendu fermement le droit d’étudier en anglais des francophones et des allophones. Les adversaires de cette mesure insistent beaucoup sur son caractère « coercitif » : elle brime, selon eux, un droit individuel qui, il faut le souligner, ne figure pourtant dans aucune loi. Cette rhétorique est employée par la Fédération des cégeps qui, par la voix de son président, Bernard Tremblay, estime que cette mesure « simpliste » est une « contrainte » imposée à de jeunes adultes qui auraient le droit de choisir leur langue d’enseignement.

Cependant, cette vision des choses cache soigneusement la coercition que le gouvernement exerce sur son propre peuple quand il lui demande de surfinancer les cégeps anglais à même ses impôts — surfinancer, car les cégeps anglais ont dépassé largement leur mission première qui est de servir la communauté anglophone. Bien entendu, Bernard Tremblay estime que les cégeps ne sont pas responsables de l’anglicisation croissante du Québec qui se fait sentir vivement à Montréal. Les causes du problème seraient plutôt à chercher du côté de « la langue du travail ». C’est oublier bien commodément que cégep et marché du travail sont des vases communicants : les étudiants issus des cégeps anglais s’inscrivent massivement dans les universités anglophones et travaillent très majoritairement en anglais. Ils exercent par le fait même une pression coercitive sur leurs collègues de travail qui voudraient s’entêter à parler français.

Lieux de refuge

 

Dans Le bilingue de naissance, essai paru en 1974, Miron raconte l’expérience troublante qu’il a vécue alors qu’il était au chômage au milieu des années 1960. Un agent de placement l’a menacé de lui retirer ses prestations s’il n’acceptait pas un emploi qui exigeait l’anglais : « Il arrive que le système du bilinguisme dévoile sa violence à sens unique, écrit-il. Après l’entrevue, j’étais en varlope ! Non mais c’est pas une forme de coercition, ça ? exercée par la pression socioéconomique anglophone ? Cette coercition-là, nos dirigeants trouvent ça normal […]. Mais, dès qu’il s’agit de coercition pour faire du français la langue officielle, ils ne trouvent pas ça normal. »

Il faut se rendre à l’évidence, un nombre important de nos dirigeants n’ont jamais embrassé deux des grands objectifs de la loi 101 : faire de la langue française la langue de l’éducation et du marché du travail. Ils militent plutôt pour un bilinguisme institutionnel dans lequel le français n’est plus qu’une langue sur deux et, de plus en plus souvent, la deuxième.

Leur discours contribue à cantonner le français dans des lieux que Miron appelle des « lieux de refuge », des lieux du « dedans », du « repli culturel ». Dans cette optique, le français est essentiellement la langue de la famille et, à la limite, celle de l’école primaire et secondaire ; le « dehors », l’éducation supérieure et le monde du travail, fonctionne au contraire en anglais. Or, le poète de La vie agonique savait fort bien qu’une langue qui se cantonne dans des lieux de refuge est une langue qui meurt à petit feu. Il lui importait donc de « refaire l’unité du dedans et du dehors, de rendre l’homme adéquat à son réel. » Étendre la loi 101 au cégep consiste assurément à faire un pas important dans la réalisation de l’objectif que Miron s’était fixé.

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