Les Autochtones tels que dépeints par Krieghoff

Le tableau  Indiens et squaws du  Bas-Canada (1848) est l'une des premières œuvres de Krieghoff représentant des  Autochtones.
Musée McCord Le tableau Indiens et squaws du Bas-Canada (1848) est l'une des premières œuvres de Krieghoff représentant des Autochtones.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Décrié par l’historien d’art Gérard Morisset pour avoir offert une vision caricaturale des Canadiens, admiré par l’anthropologue Marius Barbeau pour la précision de sa vision de la vie rurale, Cornelius Krieghoff (1815-1872), né à Amsterdam et qui a grandi en Allemagne, est actif à Montréal et à Québec entre 1846 et 1863. Il est sans contredit l’un des artistes les plus réputés de cette période pour avoir multiplié portraits, scènes de genre et paysages dans un style encore inédit ici. Si sa carrière se déroule en partie à Toronto et aux États-Unis, ce sont les tableaux peints au cours de ces vingt années qui assurent sa popularité et sa renommée.

Le marché de l’art ne lui a jamais fait défaut et ses compositions ont été imitées de son vivant. Son œuvre célèbre et perpétue certaines conceptions des modes de vie traditionnels du Canada-Est (Québec). La rétrospective préparée par Dennis Reid a permis, à la suite des travaux de John Russell Harper, de réévaluer sa place dans l’histoire de l’art au Québec et au Canada. Non seulement est-il un artiste prolifique (on lui accorde un catalogue de près de 1500 œuvres), mais il a joué un rôle déterminant par son dynamisme et l’originalité des sujets qu’il a traités.

Krieghoff a mis à jour les stratégies de diffusion contemporaines. Il a également été déterminant dans la structuration de la communauté artistique montréalaise et québécoise. Il multiplie sa présence dans les expositions et les ventes publiques tant au Canada qu’aux États-Unis. Il utilise les journaux pour se faire connaître du public et diffuse sa production par le biais de l’estampe et de la photographie.

Tout au long de sa carrière, Krieghoff se mêle à différents clubs sociaux et sportifs. Son obituaire rappelle qu’il parlait plusieurs langues et que ses intérêts couvraient la musique, la numismatique, les sciences naturelles et les sciences. Bref, l’homme et son œuvre ont laissé des traces mémorables partout où il a séjourné.

Exotisme

 

Parmi les sujets traités par Krieghoff, les scènes qui représentent des Amérindiens seuls ou dans des activités courantes figurent en bonne place (Harper l’évalue au tiers de sa production). Quelle connaissance l’artiste a-t-il des communautés autochtones et comment les montre-t-il ? Sa curiosité, sa recherche d’exotisme et son désir de servir une clientèle avide de sujets d’inspiration coloniale lui feront remarquer ces communautés qui vivent à proximité de la ville.

Dès 1846, à l’occasion d’une commande du médecin A. A. Staunton, Krieghoff se familiarise avec des objets de culture amérindienne collectionnés par les militaires et les voyageurs de passage à Montréal. Le cabinet d’un officier à Montréal montre l’importance d’un marché d’artefacts constitués de magnifiques sacs perlés, de raquettes, d’un canot miniature et d’armes, tous objets présentés comme autant de trophées qui trônent avec la collection de tableaux. Des bottes, des mocassins et une traîne complètent les objets réunis dans ce cabinet de curiosités.

Ce sont les femmes de Kahnawake que Krieghoff met en scène comme vendeuses de ces artefacts : paniers de vannerie, sacs et mocassins perlés. Dans Femme Peau-Rouge à l’extérieur de l’atelier de l’artiste (vers 1849), Krieghoff montre une Amérindienne chargée de travaux de maroquinerie devant la maison-atelier qu’il partage avec son collègue le peintre anglais Martin Somerville. La figure, vue en pied, est encadrée par les noms des deux artistes affichés sur les murs. La production de la jeune femme est ainsi présentée comme étant tout aussi importante que celle des deux peintres dont elle est la source d’inspiration.

Les hommes, pour leur part, sont dépeints en raquetteurs et en chasseurs. Krieghoff affectionne deux saisons : l’automne et l’hiver, encore trop rarement l’objet de l’attention des peintres. Un Autochtone, fusil à l’épaule, s’avance vers les bois dans les couleurs luxuriantes d’octobre ou en raquettes dans le blanc gris de la neige. Le peintre multiplie ces portraits génériques, vendus par paire (la marchande et le chasseur), de figures isolées d’Autochtones qui semblent facilement trouver preneur.

Les Amérindiens sont rarement présentés en groupe, ce sont tout au plus trois ou quatre personnes qui constituent une cellule familiale ou amicale. L’artiste répand des images stéréotypées d’Autochtones en créant des scènes de genre où on les voit à la chasse, canotant, bravant ou contournant des rapides ou encore en famille, réunis dans un campement auprès d’un feu. Quelques artefacts — sac à dos, porte-bébé, contenant d’écorce rempli de fruits sauvages — meublent la scène et ajoutent à la couleur locale. Ce sont des œuvres d’imagination ou tirées d’observations distantes qui n’impliquent pas de rencontres avec des membres de ces communautés.

Le sujet de la rencontre est cependant un thème fréquent dans l’œuvre de Krieghoff, où l’on voit des habitants qui ont arrêté leur voiture, qui croisent un passant et qui en profitent pour causer. La sociabilité, le plaisir de la conversation, de l’échange de nouvelles, cela intéresse l’artiste, que l’on dit fin causeur. C’est d’ailleurs ce motif qu’il met en scène dans un de ses premiers tableaux représentant quatre Amérindiens, Indiens et squaws du Bas-Canada (1848). L’œuvre, qui regroupe trois femmes et un homme, est reproduite en lithographie. Le sujet de cette réunion semble être la démonstration de l’originalité vestimentaire des personnages vus dans un décor hivernal. Ils sont définis par leur costume hybride (capot, haut-de-forme, couverture, bottes sauvages) alors que le porte-bébé, les mocassins à vendre et les raquettes ajoutent des éléments spécifiques à ce groupe quelque peu factice.

Illustration: Tiffet Cornelius Krieghoff, mort il y a 150 ans, a participé à la connaissance des modes de vie ancestraux des Amérindiens.

Estampe

 

L’estampe est une manière de se faire connaître et de rendre son œuvre plus accessible. Krieghoff se trouve parmi les artistes les plus actifs à utiliser ce moyen pour étendre son marché. Parmi les premières estampes éditées en 1848 et 1849, trois offrent des sujets amérindiens. C’est dire l’intérêt des amateurs, qui non seulement s’intéressent aux scènes de la vie rurale et urbaine, mais qui recherchent des scènes de genre de caractère local.

En 1854, Krieghoff va rejoindre à Québec son amant le marchand-encanteur John Budden. Il en vient alors à mieux connaître les Hurons-Wendats de Lorette. Il développe une amitié avec le peintre Zacharie Vincent, qui sert de guide à l’occasion pour le peintre et ses amis, Budden et l’homme d’affaires James Gibb. Les œuvres de Krieghoff ne révèlent pas de scènes au caractère familier et personnel comme celles de Vincent, qui furent cependant peu connues à l’époque.

Une des compositions majeures de Krieghoff réunit quatre hommes : Vincent, Budden, Gibb et, vu de dos, Krieghoff tenant une tablette à dessin, dans deux canots aux abords du lac Saint-Charles (L’étranglement du lac Saint-Charles, 1859). La scène d’automne est grandiose et ajoute une note de sérénité à cette excursion de pêche entre amis. Le tableau peut se lire comme un hommage à Gibb, décédé en octobre 1858, et comme une allégorie du plaisir de vivre et des privilèges de la classe sociale dominante en harmonie avec la nature et ceux qui en connaissent les secrets.

Les trois compères, Gibb, Budden et Krieghoff, sont de nouveau présents dans le paysage La mort de l’orignal au couchant, lac Famine, au sud de Québec (1859), qui leur associe cette fois deux guides autochtones qui les assistent pour rapporter leur butin. Le rougeoiement du soleil accentue l’effet dramatique de l’animal gisant et ensanglanté. Le sujet est repris dans Sur le lac Laurent (1863). Les guides autochtones sont présentés comme essentiels dans ces scènes de pêche et de chasse, sports pratiqués par les Blancs. Les Hurons-Wendats assistent les plus fortunés dans leurs loisirs, scènes qui célèbrent l’expérience et le savoir-faire des Autochtones.

La toile La mort de l’orignal sera diffusée par le biais d’une autre technique mécanique, la photographie. Elle est reproduite dans l’album Notman’s Photographic Selections publié en 1865 et qui regroupe sept œuvres de Krieghoff.

Comme le fait remarquer Dennis Reid, au cours des années 1860, Krieghoff accorde de plus en plus d’importance au paysage, y situant des scènes de vie traditionnelles. Ces sujets inscrits dans les couleurs vives de l’automne montrent les personnages intégrés dans l’immensité de la nature. Les actions sont toujours très détaillées. Ainsi, les personnages ne sont pas noyés dans l’espace, et leurs gestes minutieusement décrits semblent en harmonie dans cet environnement naturel protégé.

Au cours des quelque vingt années qu’il passe au Québec, Krieghoff propose différentes représentations des Autochtones. Ses propres expériences et rapports avec les Hurons-Wendats sont-ils en accord avec les perceptions qu’en avaient les amateurs auxquels étaient destinés ses tableaux ? Les images stéréotypées qui se limitent à quelques mises en scène dans des vues rapprochées s’enrichissent à partir du milieu des années 1850 de sujets plus variés. Des caractères individualisés évoluent en symbiose avec les décors grandioses.

Par la qualité, le nombre de tableaux et la répétition de ses sujets, Krieghoff contribue à la reconnaissance de l’artisanat des femmes autochtones et participe à la connaissance des modes de vie ancestraux des Amérindiens. Ses sujets, qui se ramènent à quelques scènes, forgent et réduisent la culture amérindienne à des représentations qui nourrissent encore notre imaginaire.

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