Revoir de fond en comble l’école québécoise

Pour les uns, la formation des personnes enseignantes est adaptée aux exigences de la profession. Pour d’autres, cette formation est lacunaire: les exigences à l’admission sont insuffisantes et le profil de sortie est pauvre.
Photo: Illustrations Tiffet Pour les uns, la formation des personnes enseignantes est adaptée aux exigences de la profession. Pour d’autres, cette formation est lacunaire: les exigences à l’admission sont insuffisantes et le profil de sortie est pauvre.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

De nombreuses voix réclament la tenue d’une commission Parent 2.0 afin de développer une vision de l’éducation et un cadre d’action qui soient en adéquation avec les nouveaux défis qui se profilent. Dans l’imaginaire québécois, la commission Parent (1961-1966) est un événement mythique.

C’est principalement Normand Baillargeon, philosophe de l’éducation, qui a proposé ce projet. Il rappelait en 2019 dans Le Devoir : « J’ai appelé ce chantier la commission Parent 2.0. Un ami m’a malicieusement assuré qu’avec la technophilie ambiante, mon appellation n’était déjà plus à la mode et a suggéré de la rebaptiser la commission Parent 5G. » La même année, Christiane Labrie, députée de Québec solidaire, reprenait cette idée, mais le premier ministre Legault la rejetait, prétextant que le Québec en était à l’étape de l’action avec les propositions en éducation prévues au programme électoral caquiste. En janvier 2021, une lettre ouverte signée par 245 personnalités — dont Guy Rocher, membre de la commission Parent 1.0 — ravivait le projet. Le second tome de la biographie de Guy Rocher (Pierre Duchesne, Le sociologue du Québec, Québec Amérique) paru récemment permet d’ailleurs une meilleure compréhension des enjeux liés à la commission Parent originale.

Les écrits du philosophe et sociologue français Edgar Morin, qui fait du principe de complexité le vecteur de son œuvre savante, suggèrent qu’il serait favorable à cette vaste réflexion sur le système d’éducation québécois. Il a eu 100 ans le 8 juillet 2021 et il est toujours actif dans l’espace public.

Trois grands enjeux scolaires

 

Parmi les enjeux à l’ordre du jour d’un tel exercice — enjeux au sens d’espaces de sens où s’actualisent les accords et les différends entre les acteurs —, trois sont structurants : le programme de formation de l’école québécois, la formation des personnes enseignantes et la nouvelle gouvernance scolaire instaurée en 2020. Chacun de ces enjeux peut être défini grâce au principe dialogique, un des vecteurs de la méthode d’Edgar Morin pour exercer sa « sociologie du présent ». La dialogique est l’association d’éléments à la fois complémentaires et antagonistes. C’est un instrument utile pour rendre compte de la complexité des faits sociaux : est complexe ce qui est multiple et incertain. Les positions antagonistes doivent ainsi être situées sur un continuum qui se déploie de l’un à l’autre des deux pôles, avec autant d’options que de points sur cet axe.

Le programme de formation de l’école québécoise est un ensemble structuré d’éléments qui permet la réalisation du projet éducatif. Ses composantes sont ancrées dans les réalités du Québec contemporain. Sa mise en œuvre repose sur le développement de compétences, soit l’acquisition et la mobilisation de ressources, dont les connaissances. Quels doivent être les contenus de ce programme pour le cours Culture et citoyenneté québécoise ou pour celui d’éducation à la sexualité ? Faut-il enseigner le codage informatique et l’entrepreneuriat ? Enlittérature, doit-on privilégier le corpus des œuvres fondatrices ou choisir des ouvrages récents, susceptibles de rejoindre un jeune lectorat animé par l’ici et maintenant ? Doit-on insister sur le développement des compétences ou sur l’acquisition des connaissances ? Les points de vue sont contrastés.

Pour les uns, la formation des personnes enseignantes est adaptée aux exigences de la profession. L’obtention du brevet impose la réussite d’un programme universitaire de quatre ans qui prévoit aussi une formation en milieu de pratique. Pour d’autres, cette formation est lacunaire : les exigences à l’admission sont insuffisantes et le profil de sortie est pauvre. Le Québec vit une pénurie d’enseignants, aussi les tolérances sont légion : autorisations provisoires accordées aux personnes dont la formation initiale n’est pas terminée, permis probatoires délivrés à celles qui ont suivi une formationà l’extérieur du Canada, tolérances d’engagement permettant l’embauche de personnes non légalement qualifiées. Afin de contrer la pénurie, il y a cette volonté ministérielle d’offrir de nouveaux parcours différenciés donnant accès à la profession pour des personnes d’horizons divers. Un appel de projets ministériel a permis desoutenir financièrement des projets inédits relativement à ces nouveaux parcours. Les programmes de maîtrise qualifiante en enseignement secondaire existent depuis quelques années, mais ceux en éducation préscolaire et en enseignement primaire se déploient à compter de 2021, ce qui est pertinent pour les uns, mais une hérésie pour les autres. Depuis 2020, la loi impose une formation continue obligatoire pour le personnel enseignant.

Le nouveau modèle de gouvernance scolaire vise à dépolitiser la dynamique et à rapprocher la prise de décision des élèves par la mise en place de conseils d’administration. Les commissions scolaires francophones deviennent des centres de services scolaires, mais les commissions scolaires anglophones continuent de fonctionner selon l’ancien modèle, avec un conseil des commissaires élus, cela, pour des raisons contestées devant les tribunaux. Cette situation marque le caractère dualiste du modèle, qui engendre des iniquités. Le ministère de l’Éducation prétend que le nouveau modèle contribue à une décentralisation, alors que bon nombre d’acteurs y voient une centralisation. Sa mise en œuvre est laborieuse, d’autant que les devoirs de réserve et de loyauté imposés aux membres des conseils d’administration briment leur liberté de parole. La dimension politique de leur travail est évacuée, mais elle est importante dans un contexte où l’éducation, un bien commun, repose sur des valeurs.

Ce qu’Edgar Morin a écrit

Edgar Morin a tous les âges de sa vie, comme il se plaît à le rappeler depuis l’observatoire de ses 100 ans. Il est aussi lié à tous les peuples de sa Terre-Patrie. Le Québec occupe une place particulière dans son cœur. Il a été l’époux (1963-1979) de Johanne Harrelle, Québécoise top model, chanteuse et comédienne du film À tout prendre (1963) de Claude Jutra. Il a eu l’occasion de fréquenter l’intelligentsia de la Révolution tranquille, notamment « le bon » René Lévesque, comme il l’appelle dans ses mémoires. « Par Johanne, je pus rencontrer quelques protagonistes de la belle révolution tranquille qui, en quelques années, a décomposé et réduit en miettes la carapace de catholicisme conservateur qui avait sauvegardé l’identité francophone des Québécois » (Les souvenirs viennent à ma rencontre, 2019).

Edgar Morin interprète les crises selon le principe dialogique : « Les crises aggravent les incertitudes, favorisent les interrogations ; elles peuvent stimuler la recherche de solutions nouvelles comme provoquer des réactions pathologiques » (Comment vivre en temps de crise ?, 2010). La sortie de crise est pour lui un moment pertinent pour tirer des leçons et changer de voie (Changeons de voie. Les leçons du coronavirus, 2020). La crise sanitaire s’ajoute aux multiples autres crises (écologique, des valeurs, du politique…) attribuables au mouvement de globalisation (La Voie, 2011). La sortie de crise sanitaire serait donc un moment propice pour repenser le système scolaire québécois et discuter de ses enjeux.

Le projet éducatif d’Edgar Morin est décliné dans plusieurs ouvrages, notamment dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (2000), parrainé par l’UNESCO, mais commandé par le ministère français de l’Éducation nationale qui l’a écarté, le jugeant révolutionnaire. Sa pensée éducative invite à une réforme du système d’éducation, mais surtout à son dépassement, « terme qui signifie non seulement que ce qui doit être dépassé doit aussi être conservé, mais aussi que tout ce qui doit être conservé doit être revitalisé. Il oblige à repenser non seulement la fonction, je dirais même la mission enseignante, mais aussi ce qui est enseigné » (Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation, 2014).

Si on interprète ses écrits, quelle serait la position d’Edgar Morin concernant les trois enjeux présentés plus tôt ? En lien avec le programme de formation de l’école québécoise, il campe sa finalité souhaitable : enseigner à bien vivre pour soi, pour les autres et pour l’espèce humaine. Comme il milite pour une connaissance pertinente, il serait sans doute d’accord avec l’idée d’une instrumentalisation du savoir au service du bien commun. Ses sept savoirs à enseigner, dont la compréhension, la condition humaine, l’identité terrienne, peuvent être traduits sous forme de compétences. La compétence 1 du référentiel de la profession enseignante, actualisé en 2020 — agir comme médiatrice ou médiateur d’éléments de culture — lui plairait. Quant à la formation des personnes enseignantes, sa posture transdisciplinaire suggère qu’il adhérerait à l’idée des nouveaux parcours différenciés donnant accès à la profession à des personnes d’horizons divers. Il opterait sans doute pour un modèle de gouvernance politique de type délibératif, orienté vers la promotion de valeurs, bien loin du modèle retenu marqué par une dérive gestionnaire où les modalités du système sont privilégiées par rapport aux finalités.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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