La cause avant les partis

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historiques.
Le débat public est difficile à l’ère des réseaux sociaux en raison de la polarisation toujours plus grande des opinions. Les idées sont régulièrement jugées en fonction de leur position sur l’axe gauche-droite et de leur place au sein des programmes des partis politiques.
Loin de constituer une nouveauté, ces deux œillères obstruaient les débats bien avant l’arrivée des discussions instantanées. Le Dr Philippe Hamel, dentiste de la rue d’Aiguillon à Québec, en a fait l’expérience dans les années 1930 lorsqu’il a tenté de convaincre les Québécois de briser le monopole des compagnies d’électricité et de nationaliser l’énergie hydroélectrique.
Si l’idée de nationaliser les services publics n’était pas inconnue en 1930, c’est avec Hamel qu’elle prendra son envol au Québec. Il inspirera entre autres un jeune René Lévesque, qui se souviendra toujours de son discours donné dans la cour du séminaire de Gaspé lors des élections québécoises de 1935.
Nationalisation à droite
La croisade d’Hamel contre le monopole de l’électricité débute en 1929, lorsque la contestation d’une simple facture de la compagnie Quebec Power l’amène à lancer une vaste enquête. Le résultat est consternant. Les familles de Québec paient leur électricité deux à trois fois plus cher que celles des autres villes canadiennes. Une facture de 180 kWh s’élève à environ 5 $ à Québec, où l’électricité est privée, contre 2 $ à Toronto, où elle est municipalisée. La conclusion d’Hamel est que la solution au problème de l’électricité se trouve dans la nationalisation.
Alors que grandit la menace de l’Union soviétique, toute attaque contre le capitalisme risque d’être perçue comme une idée communiste. Hamel s’inspire pourtant des enseignements de l’Église catholique, plus particulièrement de l’encyclique Quadragesimo anno, dans laquelle le pape Pie XI explique que certains biens ne peuvent demeurer une propriété privée sans mettre en danger l’intérêt public. Ce texte permet aux catholiques canadiens-français de considérer la nationalisation de l’électricité comme une proposition chrétienne. Cela n’empêchera pas les opposants de taxer de communistes ses promoteurs.
Catholique pieux et conservateur sur le plan social, Hamel ne se percevait certainement pas comme un progressiste. À ses yeux, la nationalisation de l’électricité était au contraire une mesure conservatrice. La seule façon de préserver l’ordre social est de s’assurer que chacun peut y vivre dignement.
Si les capitalistes maintiennent les ouvriers dans la misère pour étancher leur soif de profits, les travailleurs risquent de succomber à la tentation du socialisme. C’est en améliorant le sort des « gagne-petit » qu’on maintiendra leur attachement à la propriété privée, à la famille et aux valeurs chrétiennes.
Alliance
Si la presse catholique offre dès les débuts une bonne couverture au Dr Hamel, les journaux libéraux lui sont farouchement hostiles. Les compagnies d’électricité financent le Parti libéral. Le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau siège au conseil d’administration de certaines d’entre elles, et quelques membres de sa famille sont à leur emploi comme ingénieurs ou avocats.
La nationalisation n’est pas envisageable aux yeux des libéraux. Certains y voient une mesure socialiste contraire au principe de la propriété privée, d’autres, une manœuvre de « bleus » déguisés en défenseurs de la veuve et de l’orphelin.
Philippe Hamel est l’homme d’une cause et non d’un parti politique. Il serait prêt à appuyer le Parti libéral si Taschereau était éliminé en faveur d’un chef tel que Télésphore-Damien Bouchard, maire de Saint-Hyacinthe qui a lui-même municipalisé l’électricité.
Hamel tente également de gagner à sa cause les chefs conservateurs Camillien Houde et son successeur, Maurice Duplessis, mais ceux-ci semblent privilégier la défaite des libéraux à la lutte contre le monopole. C’est finalement du côté de l’Action libérale nationale (ALN) que se range Hamel.
L’ALN est un parti résolument progressiste formé par un groupe de jeunes libéraux montréalais frustrés par le refus du premier ministre d’opérer les réformes qui leur semblent nécessaires pour sortir le Québec de la Grande Dépression. Ils sont dirigés par Paul Gouin, fils de l’ancien premier ministreLomer Gouin. Le nouveau parti propose notamment un programme de pensions de vieillesse, la réduction des coûts de l’électricité et l’éradication de la corruption électorale.
Gouin invite Hamel à se joindre au parti à la veille des élections de 1935. Le dentiste exige en retour que le chef s’engage par écrit à mettre en place son programme sur l’électricité dès l’accession au pouvoir. Gouin signe et Hamel rejoint l’ALN. Dépourvu d’ambition politique, il refuse d’abord de se présenter et se contente d’offrir son appui public au parti. C’est la difficulté à recruter des candidats qui le convainc de devenir candidat dans Québec-Centre (Jean-Talon), où il sera élu. Une alliance entre l’ALN et le Parti conservateur de Duplessis permet d’affaiblir considérablement la majorité libérale.
Realpolitik
En 1936, Paul Gouin et ses lieutenants de l’ALN renoncent à leur alliance avec le Parti conservateur. Hamel fait alors partie de ceux qui choisissent de faire confiance à Duplessis, qui opère la fusion entre les deux partis pour former l’Union nationale. Duplessis parvient à convaincre Hamel qu’il est encore plus déterminé que Gouin à nationaliser l’électricité.
Une fois élu, Duplessis provoque la surprise en excluant sa vedette de Québec de son Conseil des ministres. Hamel lui accorde le bénéfice du doute pendant un temps, mais il réalise que le nouveau premier ministre n’a pas l’intention de s’attaquer aux compagnies d’électricité.
Philippe Hamel quitte l’Union nationale avec quatre de ses collègues députés pour fonder le Parti national. Leur programme est celui de l’ALN. Créer un tiers parti au Québec s’avère toutefois une entreprise difficile. Contrairement au Parti libéral et à l’Union nationale, le Parti national ne peut pas compter sur le financement des grandes entreprises.
Le jeu politique est plus violent qu’aujourd’hui. La première assemblée du Parti national, à Saint-Pascal (région de Kamouraska), est interrompue par une centaine d’agitateurs, parmi lesquels certains bousculent et frappent les orateurs. À l’Assemblée législative, même les députés qui cherchaient une réconciliation entre Hamel et Duplessis se montrent hostiles aux dissidents maintenant qu’ils ont formé leur propre parti. Les députés nationaux sont constamment interrompus et chahutés par les élus de l’Union nationale.
Crayons, bloc-notes et souliers volent en direction des banquettes de l’opposition lorsque Hamel et ses collègues prennent la parole. À plus d’une occasion, des députés de l’Union nationale menacent d’en venir aux poings pour défendre l’honneur de leur chef, attaqué par ses anciens collègues.
Hamel lui-même n’hésite pas à employer la violence lorsqu’il le juge nécessaire. En 1936, il frappe l’avocat libéral Fernand Choquette au visage quand celui-ci l’accuse de se cacher dans les jupes du clergé. Pour les journaux libéraux, il s’agit d’une autre occasion d’accuser le dentiste d’encourager le désordre et la violence. Pour Hamel, il s’agit simplement de défendre son honneur ainsi que celui du clergé, qu’il refuse de voir sali par les luttes politiques.
Dégoût
Les idées de Philippe Hamel demeurent sensiblement les mêmes qu’en 1936, mais leur réception change considérablement. Plusieurs députés de l’Union nationale se moquent d’Hamel et de son « idée fixe » sur la question de l’électricité. Le ministre François Leduc va jusqu’à l’accuser de propager le communisme par ses attaques contre les compagnies privées. Du côté libéral, où on accusait Hamel d’être un bleu déguisé en vendetta personnelle contre Taschereau, on le reconnaît désormais comme un grand patriote aux préoccupations sincères.
En 1939, Hamel se rend compte que son parti n’a aucune chance de l’emporter et que présenter des candidats aux élections ne ferait que diviser le vote de l’opposition en faveur de l’Union nationale. Le Parti national se saborde. Deux de ses députés, Oscar Drouin et René Chaloult, se présentent pour le Parti libéral d’Adélard Godbout. Hamel, quant à lui dégoûté de la politique parlementaire, se contente de leur donner son appui. Les libéraux se réjouissent du soutien de cette vedette qu’ils conspuaient trois ans plus tôt.
Godbout tient parole. En 1944, le gouvernement libéral crée Hydro-Québec en nationalisant les compagnies d’électricité Beauharnois et Montreal Light Heat & Power. Hamel meurt en 1954, trop tôt pour assister à la nationalisation de l’électricité par René Lévesque et Jean Lesage. Duplessis reconnaît sa « sincérité incontestable » ainsi que son « patriotisme ardent », témoignage ironique de la part de celui qui a tout tenté pour le faire taire.
La popularité d’Hamel et de ses idées est confirmée par l’attention que lui ont accordée les chefs politiques, tantôt pour l’utiliser comme caution morale, tantôt pour le réduire au silence. C’est au moins en partie à ses efforts que l’on doit la création d’Hydro-Québec. Il est cependant regrettable que ses propositions aient longtemps été rejetées pour des considérations idéologiques et partisanes. L’histoire de Philippe Hamel démontre l’importance de juger les idées en elles-mêmes plutôt que pour leur répercussion politique.
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