Rêver de béton

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historiques.
Y a du nouveau dans l’air ! », « On pense à demain » : cette curieuse publicité de la bière Laurentide, parue dans les journaux en 1968, évoque avec emphase la transformation en cours de la rivière Saint-Charles, à Québec.
Ce qui était jusqu’alors un cours d’eau fangeux, habitat de nombreux rats et vecteur de maladies serait en voie de devenir une rivière digne de ce nom, nettoyée et balisée par d’imposants murs de béton. Il fera bon vivre sur ses berges : « La rivière Saint-Charles sera désormais un endroit enchanteur, où on pourra se promener, se reposer, pique-niquer ou faire une balade en canot. »
Voilà la société des loisirs, servie par une rivière moderne, sans marées, propre, située en contrebas de la haute ville, où s’érigent au même moment le Grand Théâtre de Québec et l’édifice Marie-Guyart, icônes du brutalisme.
Le 20 septembre 1996, quelque 28 années plus tard, le quotidien Le Soleil rapportait qu’André Thibodeau était en train de détruire, avec sa pelle mécanique, les murs qu’il avait contribué à édifier en 1971.
Le journaliste Benoît Routhier d’ajouter : « Lui et certains badauds se demandaient pourquoi, dans le contexte économique actuel, démolir à coups de millions ce qu’on avait mis encore plus de millions à construire il y a 25 ans. » La question était et demeure légitime. Comment le neuf peut-il être si vite caduc à Québec ?
Cloaque
L’histoire de cette rivière Saint-Charles bordée de béton mérite d’être rappelée. Pourquoi a-t-on d’abord voulu bétonner la rivière Saint-Charles ? À notre œil d’aujourd’hui, il est de bon ton de faire des gorges chaudes des moyens déployés à l’époque pour assainir la rivière, mais force est de constater qu’il y avait bel et bien péril en la demeure.
Depuis le milieu du XIXe siècle, les industries et chantiers installés sur ses rives font leurs choux gras de cette eau, dont elles tirent profit. La rivière devient ensuite gênante : échappatoire pour mœurs légères, brigandage et histoires scabreuses ; issue « naturelle » des égouts et des déchets qui alimentent une vermine exponentielle ; variation du niveau d’eau et empiètement des sols avoisinants.
Dans un éditorial du Soleil qui remonte au 15 juillet 1939, le jugement est sans appel : « Faute d’expérience et de prévision, la population de Québec a détourné la rivière Saint-Charles de sa vocation naturelle. D’une avenue de fraîcheur, d’hygiène et de commerce, on en a fait un cloaque nauséabond et une sape menaçante pour la sécurité de ses riverains. »
En 1950, en une seule semaine, dix enfants de la basse ville tombent malades à cause des exhalations de la rivière. En 1966, le directeur de la santé publique de Québec propose même un programme de dératisation de la ville, les rives de la Saint-Charles étant selon lui un « restaurant en plein air pour les rats », qui attaquent parfois les passants.
Depuis longtemps, l’opinion publique demande de nettoyer la rivière ou de la canaliser. C’est à ce besoin réel que répond la Ville de Québec au début des années 1960. Mais par quels moyens ?
Le bassin hydrographique de la rivière Saint-Charles est d’abord visé. Il y a notamment le ruisseau Saint-Michel, dans Vanier, et la rivière Lairet, serpentant Limoilou, qu’on a fini par canaliser. Les cartes du XVIIe siècle révèlent la présence de toutes ces terres gorgées d’eau que sont aujourd’hui la basse ville, côté Saint-Roch et Saint-Vallier, ainsi que la rive nord de la rivière, des milieux humides que l’on cherche à assécher tant bien que mal.
Pour améliorer le flux de la rivière, après plusieurs tentatives de dragage depuis le milieu du XVIIIe siècle, on décide de faire disparaître une des boucles de la rivière Saint-Charles. L’autoroute Laurentienne y passera désormais et viendra terminer sa course, abruptement, dans le quartier Saint-Roch.
Il y a bien un sentiment de modernité qui afflue dans les années 1960, au point de rencontre avec l’ambition politique du nouveau maire, Gilles Lamontagne, qui veut faire sa marque : « Lorsque nous avons lancé notre programme électoral, confie-t-il au Soleil le 21 novembre 1966, on nous a regardés comme des rêveurs. Nous avons maintenant fini de rêver en couleur, nous commençons maintenant des rêves de béton. »
Le projet est pharaonique : 40,5 millions de dollars (plus de 329 millions en dollars d’aujourd’hui) pour nettoyer la rivière, ériger un barrage, refaire des ponts, gérer correctement les égouts et redessiner la Saint-Charles grâce à d’imposants murs de béton qui courent sur trois kilomètres et demi en secteur urbain (du fleuve Saint-Laurent au pont Marie-de-l’Incarnation).
Le canal Rideau à Ottawa et la Charles River à Boston sont des modèles pour l’administration Lamontagne. D’autres parlent même de bateaux-mouches qui sillonneront bientôt la rivière comme cela se fait sur la Seine à Paris.
Dans ce même entretien au Soleil, le maire Lamontagne détaille ses projets pour la ville de Québec : « Les voies ferrées auront disparu, ainsi que la gare du Palais. Un tunnel, sous le Saint-Laurent, amènera les voyageurs au cœur même du Québec commercial. À cette époque […], des immeubles modernes agrémentés d’espaces verts auront poussé dans la cité parlementaire. Le Vieux-Québec aura perdu ses rides et son maquillage. […] Les édifices historiques auront été restaurés. »
Tunnel
Relevons d’abord cette référence à un tunnel sous le Saint-Laurent, difficile à ignorer dans le contexte actuel. Le maire Lamontagne portera cette idée un certain temps, de concert avec son homologue de Lévis, Vincent Chagnon. L’époque s’y prête bien : le pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine est inauguré en 1967 à Montréal. Cela dit, ce qu’on retient surtout des propos du maire Lamontagne, c’est sa volonté de faire de Québec une grande ville, loin de l’image d’une « ville carte postale » où rien ne bouge depuis… toujours.
Il serait facile de conclure en disant que Prométhée a été particulièrement déchaîné dans la capitale nationale et que les ambitions du maire Lamontagne apparaissent a posteriori bien risibles. On passerait néanmoins à côté d’un trait commun de ces chantiers urbanistiques : ils procèdent tous d’une quête éperdue d’authenticité.
Si la rivière a été dénaturée, on semble croire, paradoxalement, que c’est plus loin en aval sur la voie de la modernité que la nature authentique nous reviendra. C’est ainsi qu’il faut entendre ces propos du maire Lamontagne, aussi tenus en novembre 1966 : « Dans dix ans d’ici, la ville de Québec aura changé de visage et sera devenue l’une des plus belles capitales du monde. La rivière Saint-Charles aura été assainie, canalisée, et coulera des eaux limpides sous des voûtes de feuillage. »
Le béton est une voie de salut. Il donnera même, selon Le Soleil du 6 novembre 1970, un « caractère très aristocratique » à la rivière.
À la même époque, c’est aussi cette quête d’authenticité qui a conduit à la restauration du berceau historique de Québec, Place-Royale, passant notamment par la démolition d’édifices « dénaturant » l’esprit français du lieu. Les architectes de l’époque ont détruit un patrimoine bâti qui s’était construit au fil des siècles pour en recréer un autre, figé dans un passé factice, mais favorable au tourisme.
Rechercher l’authenticité par les moyens d’une modernité galopante fait perdre de vue ici l’objectif — protéger l’empreinte humaine à travers le temps —, là l’idée que la nature ne peut être (re)produite par la technique. Que penser de cette conviction selon laquelle des rivières bétonnées engendreront à nouveau des eaux limpides ?
Ces projets apparaissent comme des catalyseurs improbables de visées, d’aspirations et de besoins autrement incompatibles. Le cas de la rivière Saint-Charles montre bien la transformation du statut et de la place des rivières en contexte urbain. Celles-ci passent d’adjuvants industriels à des non-lieux indésirables, puis à des contraintes à contourner.
Les rivières — comme le fleuve Saint-Laurent, par ailleurs — font les frais du difficile travail de projection de la vie urbaine dans le futur, les impératifs d’aujourd’hui dictant ce que l’on souhaite dessiner pour un avenir lointain.
Le « rêve de béton » du maire Lamontagne était sans doute une solution de compromis : il fallait à la fois satisfaire la santé publique et encourager un développement économique frénétique. Tout en tirant profit politiquement du projet. Tout en présentant, aussi, à titre de lustre pour le faire accepter, une probité à saveur environnementale, faite « d’eaux limpides sous des voûtes de feuillage ».
Un compromis comme l’est, soudain, un chatoyant tunnel sous le fleuve. Un projet qui viendrait augmenter le trafic automobile interrives, qui consoliderait un appui politique nécessaire à une réélection et qui participerait, du même (?) souffle, d’une stratégie « verte ».
Quelle évaluation ferons-nous dans 20 ou 30 ans de ce projet dessiné sur le socle de nos valeurs et de nos impératifs du jour — ou plutôt de ceux d’avant-hier ? Que se disait André Thibodeau, dans sa pelle mécanique, en essayant, autant que faire se peut, de redonner à la rivière Saint-Charles la place qu’elle occupait somme toute depuis des millénaires ?
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