Changer la vie pour la vieillesse

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
« Les vieillards sont-ils des hommes ? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d’en douter. » Cette phrase aurait bien pu figurer dans le rapport d’étape de la protectrice du citoyen du Québec, Marie Rinfret, qui révélait la situation dramatique des milieux de vie pour aînés durant la première vague de la pandémie. « […] La pénurie de personnel, l’épuisement des effectifs, le manque d’intervenants qualifiés, la vétusté des lieux. Ces problèmes se sont manifestés plus durement qu’à l’habitude, mais ils existaient auparavant et avaient été souvent rapportés au cours des décennies précédentes », peut-on y lire. Mais c’est plutôt à Simone de Beauvoir qu’il faut attribuer cette phrase qu’on retrouve dans une œuvre de 1970 publiée chez Gallimard : La vieillesse.
La philosophe a 62 ans lorsqu’elle publie ce livre. Elle est déjà internationalement célèbre pour ses engagements politiques et ses œuvres comme Les mandarins (prix Goncourt, 1954) ou La force de l’âge (1960). La vieillesse débute à la manière du Deuxième sexe (1949), en présentant les connaissances sur le sujet choisi tant sur le plan physiologique, ethnologique, historique que sociologique. Elle insiste sur les jugements de valeur intrinsèques à la définition même du vieillissement d’un point de vue biologique. En effet, le vieillissement serait « un processus progressif de changement défavorable, ordinairement lié au passage du temps, devenant apparent après la maturité et aboutissant invariablement à la mort », écrit-elle. On déclinerait donc après avoir vécu une sorte d’apogée, mais comment situer celle-ci ? Sur un plan moral, physique, intellectuel, économique ou social ? Cela implique que l’on postule certains objectifs à la vie humaine, mais quels sont-ils et sont-ils acceptables ?
À (re)lire
Les anciens textes du Devoir de philoPuis, les données de l’ethnologie qu’elle présente servent à montrer à quel point la condition de la vieillesse dépend du contexte social. La manière dont nous traitons nos personnes âgées dévoile les principes et les fins de nos organisations sociales. Son portrait de la vieillesse dans les sociétés historiques révèle ainsi une analyse matérialiste de la question : ici comme ailleurs, les classes dominantes protègent leurs intérêts. L’expérience et la sagesse de la vieillesse sont valorisées quand le pouvoir appartient aux gens âgés, alors qu’elle est présentée comme une diminution des facultés lorsque c’est l’inverse. Par exemple, dans l’Empire romain, Cicéron et Sénèque défendent le rôle essentiel des sénateurs âgés, alors qu’au Moyen Âge, le système féodal favorise plutôt la force physique. C’est ainsi que dans notre contexte techno-industriel, où le pouvoir appartient à l’innovation et à la cadence accélérée de production, la vieillesse devient synonyme d’être dépassé. De plus, nos systèmes de solidarité sociale font en sorte que nous considérons parfois les vieux selon les coûts qu’ils engendrent pour le système. Finalement, l’éclatement du modèle traditionnel familial a aussi pour conséquence d’écarter les personnes âgées.
Le rapport au temps
Intitulée « L’être dans le monde », la seconde partie de l’ouvrage est moins descriptive et philosophique. On y retrouve une application de la méthode phénoménologique, c’est-à-dire une analyse, centrée sur les sujets, des expériences vécues : ici, la vieillesse. On voit aussi à l’œuvre des concepts importants de l’existentialisme comme la liberté, la responsabilité, l’angoisse ou l’absurde. En premier lieu, le thème de la vieillesse nous fait inévitablement réfléchir à notre rapport au temps, et celui-ci est une question de perspective : deux ans pour un enfant sont plus longs que deux ans pour un adulte. Qu’en est-il pour une personne âgée ? Elle a conscience qu’elle a plus de temps derrière elle que devant elle. Elle ne connaît pas le moment de sa fin, mais elle sait qu’elle n’en a jamais été aussi proche. Cela a inévitablement de grandes incidences. Nous nous refusons tous de nous penser comme vieux jusqu’à ce qu’on doive s’y résigner, car la conscience du temps qui passe amène l’angoisse pour un mortel. Ainsi peut-on expliquer le choc vécu par la fameuse formule « Restez chez vous ! » adressée aux personnes de plus de 70 ans par le premier ministre lors de la première vague de COVID-19.
Ensuite, quelle incidence le phénomène de la vieillesse a-t-il sur l’identité ? Pour la philosophe existentialiste, l’existence précède l’essence. C’est-à-dire que notre identité se définit au fil de nos actions dans le monde, de notre praxis. Tout est à construire. Nous sommes ce que nous faisons et nous existons dans le monde parce que les autres nous reconnaissent une valeur en fonction de nos actions et réalisations. Cependant, la plupart des œuvres des personnes âgées ont été réalisées. La reconnaissance des autres est ainsi plutôt derrière elles. Peu à peu, elles vivent dans les souvenirs. Mais alors, lorsque la mémoire (la nôtre, ou celle que la communauté a de nous) diminue, qu’en est-il de l’identité ? En définitive, la vieillesse nous isole progressivement et nous exclut du monde. Pour se rassurer, la personne âgée se terre peu à peu, réduit ses relations sociales, sort moins et rythme ses journées de nombreuses petites habitudes qui agissent comme des repères et qui contribuent à lui rappeler qui elle est. Simone de Beauvoir qualifie les habitudes du quotidien de « sécurité ontologique » pour la personne vieillissante. Cependant, il suffit d’un changement d’horaire, d’alimentation ou de décor pour que cette sécurité soit menacée, créant ainsi anxiété et perte de repères.
Le manque de passion
Finalement, ce rejet de la communauté vient aussi du fait de la fin de la vie active. À leur retraite, plusieurs personnes se gardent occupées et s’impliquent dans divers projets, mais l’âge fait en sorte qu’inévitablement, petit à petit, de nombreuses activités deviennent de plus en plus difficiles à accomplir ou sont redoutées. Un jeune homme peut aller au bout de ses forces, mais une personne âgée doit se ménager, prévoir un plus grand temps de récupération, anticiper les situations plus dangereuses (les trottoirs mal dégagés, la luminosité déclinante, les escaliers, etc.) De plus, l’intérêt de commencer de nouveaux projets peut se perdre quand on voit la fin approcher. Cependant, « c’est notre absence de passion, c’est notre inertie qui crée le vide autour de nous », écrit la philosophe. L’ennui amène une dévalorisation de soi en même temps qu’une dévalorisation aux yeux des autres. Un sentiment d’absurde peut nous envahir, car on ne voit plus le sens de nos actions. Il est alors risqué de sombrer dans une sorte d’apathie intellectuelle ou affective. Le seul remède à cela est une stimulation constante et renouvelée.

C’est ainsi que l’autrice conclut en rappelant que la solution est de continuer à se donner des projets, si petits soient-ils, à agir de façon à créer du sens et à prendre part à la communauté. Préparer sa retraite, ce n’est donc pas seulement mettre de l’argent de côté, c’est aussi cultiver et diversifier ses passions, maintenir une curiosité pour la nouveauté et entretenir des relations sociales autres que professionnelles. L’exemple fourni par Mme Janette Bertrand et la popularité de ses ateliers d’écriture destinés aux personnes âgées le démontre. De plus, voici une autre raison de maintenir un système d’éducation humaniste qui ne fait pas que former des travailleurs : un jour, nous serons vieux et nous ne pourrons plus autant qu’avant compter sur notre corps ; il est essentiel de cultiver notre curiosité.
Revendication radicale
Que nous enseigne ce texte quant à la question de l’hébergement des personnes plus âgées ? Le Québec compte plus de 1,5 million de personnes âgées de 65 ans ou plus, soit près d’une personne sur cinq, et ce nombre devrait augmenter à près de 3 millions d’ici 2061 (Les aînés du Québec, quelques données récentes, 2018). De celles-ci, 55 % sont des femmes et l’écart se creuse plus l’âge avance, car sept personnes sur dix de plus de 90 ans sont des femmes. Celles-ci ont un revenu qui équivaut à 70 % de celui des hommes du même groupe d’âge. De plus, près de 60 % des proches aidants sont des femmes et, finalement, une très forte majorité des personnes travaillant auprès des personnes âgées sont des femmes. Dans ce secteur comme ailleurs, leurs conditions de travail sont plus précaires et moins bien rémunérées que celles des hommes. Une perspective féministe inspirée de Simone de Beauvoir nous conduit à prendre au sérieux cette situation, et la pandémie aura au moins eu un mérite : celui de nous rendre visible l’invisible. Ainsi se conclut d’ailleurs l’œuvre de Simone de Beauvoir :
« Voilà pourquoi on ensevelit la question dans un silence concerté. La vieillesse dénonce l’échec de toute notre civilisation. […] La société ne se soucie de l’individu que dans la mesure où il rapporte. Les jeunes le savent. Leur anxiété au moment où ils abordent la vie sociale est symétrique de l’angoisse des vieux au moment où ils en sont exclus. […] Quand on a compris ce qu’est la condition des vieillards, on ne saurait se contenter de réclamer une politique de la vieillesse plus généreuse, un relèvement des pensions, des logements sains, des loisirs organisés. C’est tout un système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie. »
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