Inventer la vie après la COVID-19

Si être malade ne consiste plus seulement à avoir quelque chose en plus ou en moins, mais bien à adopter une tout autre attitude de vie par rapport au fait d’être en santé, alors redevenir en santé, guérir, ne peut correspondre à un retour aux normes vitales précédant la maladie.
Illustration: Tiffet Si être malade ne consiste plus seulement à avoir quelque chose en plus ou en moins, mais bien à adopter une tout autre attitude de vie par rapport au fait d’être en santé, alors redevenir en santé, guérir, ne peut correspondre à un retour aux normes vitales précédant la maladie.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Après plusieurs semaines passées en confinement, plus ou moins strict selon les pays, et alors même que le SRAS-CoV-2 continue de se propager, parfois de manière exponentielle comme en Iran, au Brésil ou aux États-Unis, l’arrivée du printemps a rimé dans beaucoup de pays avec déconfinement. Il est en effet temps, entend-on dire ici et là, que la vie reprenne, que les salons de coiffure rouvrent et que l’économie redémarre enfin. Bref, il est grand temps que les choses reviennent à la normale. Pourtant, si une chose est certaine dans cette situation des plus inédites, c’est que ce ne sera pas le cas. Non que nous ne parviendrons pas à sortir de la pandémie, que nous ne finirons pas par vaincre, ou du moins par apprendre à vivre avec ce coronavirus et que nous ne pourrons donc pas reprendre le rythme habituel de nos activités. Mais la vie après cette crise ne sera jamais la même que celle avant l’arrivée du virus.

La guérison, d’un individu comme d’une population, n’est jamais un retour à la situation précédant la maladie. C’est l’une des grandes leçons de la pensée du philosophe et médecin français Georges Canguilhem (1904-1995) et une leçon dont nous devrions profiter pour préparer les luttes mondiales à venir, en particulier celle contre les changements climatiques.

Né en 1904 à Castelnaudary, un petit village du sud de la France non loin de Toulouse, Georges Canguilhem se forma à Paris dans la prestigieuse École normale supérieure, où il fut camarade de Sartre et de Raymond Aron, mais aussi élève du philosophe Alain. Agrégé de philosophie en 1927, il se destinait alors à une carrière d’enseignant qu’il entreprit deux ans plus tard, à la fin de son service militaire. Mais le travail ne semblait pas le satisfaire pleinement, puisque dès 1936 il amorça des études de médecine. Six ans plus tard, en 1943, alors que la France était en partie occupée par l’armée allemande, le philosophe, qui avait rejoint depuis plusieurs mois déjà la Résistance, soutenait sa thèse de médecine à la Faculté de Strasbourg repliée en zone libre, à Clermont-Ferrand. Dans cet Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, qui restera le cœur de son œuvre de philosophe et d’historien des sciences médicales et biologiques, il interroge de manière inédite notre conception de la maladie et de la santé.

Capacité de créer de nouvelles normes

 

Revenant sur la notion de « normalité » mise en scène et en jeu par la pensée médicale (Broussais, Claude Bernard, puis René Leriche) et philosophique (Auguste Comte) du XIXe et des premières décennies du XXe siècle, Canguilhem entend montrer dans cet essai que la conception du normal (et donc en regard du pathologique, c’est-à-dire de la maladie) qui soutient la pratique médicale contemporaine est limitée et trompeuse. La médecine scientifique s’est en effet construite autour de l’idée qu’il n’y avait qu’une différence de degrés entre le normal et le pathologique : je suis malade parce que j’ai une tension un peu trop haute (ou au contraire un peu trop basse), un taux de glucose dans le sang un peu trop élevé ou un rythme cardiaque plus faible que la moyenne des gens. La pathologie se chiffre ainsi en regard d’une normalité qui équivaut à une moyenne établie à partir de l’observation des fonctions biologiques d’une population. Je suis normal, donc sain, parce que je suis comme les autres. Sinon, je suis anormal, pathologique.

Or cette conception, nous explique Canguilhem, ne prend pas en compte la singularité des rapports qu’entretiennent les individus avec leur milieu. En effet, je peux avoir des résultats biologiques différents de la moyenne tout en vivant une vie normale. C’est toute la différence entre l’anomalie, simple écart par rapport à la norme, et l’anormalité, ce qui contrevient à la norme. Ainsi Napoléon avait, semble-t-il, une fréquence cardiaque de 40 pulsations par minute (anomalie puisque celle d’un individu normal tourne autour de 70), ce qui ne l’empêcha pas de conquérir l’Europe (ce n’était donc pas une pathologie). Autrement dit, la santé ne peut simplement être définie, pour Canguilhem, par le respect d’une moyenne chiffrée du fonctionnement biologique. Elle doit au contraire refléter la complexité des rapports entre un individu biologique et le milieu dans lequel il évolue.

C’est dans ce but qu’il forgea le concept de « normativité », laquelle est définie comme la capacité à créer de nouvelles normes, afin de l’appliquer à la notion de santé. Est sain, selon lui, l’individu qui a la capacité d’instaurer de nouvelles normes vitales dans des situations inattendues, autrement dit de s’adapter à son environnement et à ses conditions changeantes. Est pathologique, malade, celui ou celle qui a perdu cette capacité, qui se maintient toujours dans les mêmes normes. « L’homme normal, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement » (Essai, p. 87). Ainsi, je témoigne du fait d’être en santé moins parce que je n’attrape jamais le rhume que parce que je suis capable de m’en remettre, de retrouver des normes vitales qui favorisent le déploiement de la vie. En associant ainsi le normal, la normalité, à la normativité, Canguilhem renverse notre vision de la santé et notre compréhension de sa prise en charge. Il transforme notamment notre conception du processus de guérison.

En posant la distinction entre le normal et le pathologique comme une différence qualitative et non plus quantitative, comme une différence de nature et non plus de degrés, Canguilhem modifie en effet en profondeur notre compréhension du retour à la santé. Si être malade ne consiste plus seulement à avoir quelque chose en plus ou en moins, mais bien à adopter une tout autre attitude de vie par rapport au fait d’être en santé (la quarantaine en est un excellent exemple), alors redevenir en santé, guérir, ne peut correspondre à un retour aux normes vitales précédant la maladie. « […] aucune guérison, affirme Canguilhem, n’est retour à l’innocence biologique. Guérir c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes. Il y a une irréversibilité de la normativité biologique » (Essai, p. 156). Autrement dit, guérir ne revient jamais à reprendre sa vie d’avant, mais consiste bien à commencer une nouvelle vie, une vie selon de nouvelles normes, marquée par l’expérience passée de la maladie, par l’expérience du changement de normes vitales. Et cela vaut tant pour le monde biologique que pour le monde social.

Illustration: Tiffet En posant la distinction entre le normal et le pathologique comme une différence qualitative et non plus quantitative, comme une différence de nature et non plus de degrés, Georges Canguilhem modifie en effet en profondeur notre compréhension du retour à la santé.

Le passage du vital au social

 

Dans ses Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique, écrites entre 1963 et 1966, Canguilhem s’attache en effet, notamment à la suite de la lecture des travaux de Michel Foucault, à élargir sa réflexion sur la normativité au domaine social. Mais le passage du vital au social n’est pas aisé, car si le vivant se qualifie par sa normativité, le social se définit, lui, par un phénomène de normalisation (Foucault l’avait bien compris), c’est-à-dire de sédimentation des normes, qui semble freiner toute normativité sociale. Néanmoins, la normalité sociale, bien que caractérisée par sa nature statique, peut être transformée, pour Canguilhem, par la normativité sociale qui émane des vivants individuels. « Les normes sociales n’échappent […] pas à la logique créatrice du vivant », résume ainsi Guillaume Le Blanc dans son Canguilhem et les normes (Paris, PUF, 1998, p. 91). La société est elle aussi capable d’instituer de nouvelles normes. Simplement, ces changements de normes sociales ne peuvent venir que des individus qui, en valorisant collectivement de nouvelles normes, les font advenir comme nouvelle normalité sociale. En témoigne, par exemple, notre Révolution tranquille qui, avant l’élection du gouvernement de Jean Lesage en 1960, fut d’abord le fait d’individus propulsant sur la scène publique de nouvelles normes de vie (qu’on pense à Paul-Émile Borduas et aux signataires de Refus global, à Adélard Godbout ou à Georges-Émile Lapalme, à Jean-Charles Falardeau, aux pères Noël Mailloux et Georges-Henri Lévesque, ou encore à Gérard Fillion, André Laurendeau, Jacques Hébert et Gérard Pelletier).

Ainsi, si la nouvelle attitude vitale qui caractérise notre existence à l’heure du coronavirus est porteuse, au-delà du drame humain et sanitaire que constitue cette pandémie, de valeurs positives (et il semble que cela soit le cas, notamment d’un point de vue écologique, ainsi qu’en témoigne par exemple le recul de la pollution de l’air du fait du confinement), il ne tient qu’à nous de les conserver pour la nouvelle vie qui sera la nôtre une fois la sortie de crise engagée. La vie après le coronavirus ne sera en effet pas la vie d’avant, elle s’écrira nécessairement d’après la pandémie, en regard de cette expérience mondialisée inédite. Autant, donc, saisir l’occasion d’inventer une nouvelle vie qui inscrive dans la durée ces nouvelles valeurs qui furent les nôtres au cours des dernières semaines : réactivité des gouvernements face à une menace imminente, engagement des États à lutter contre une menace au-delà des seules règles du capitalisme néolibéral qui les déterminent habituellement, prise de conscience généralisée de l’impact de nos activités sur les autres et sur le monde, réduction conséquente de la production et de la consommation, ou encore développement d’une solidarité locale et, moindrement, internationale. Ces comportements, ces nouvelles normes de notre vie sous le coronavirus, nous seront en effet utiles pour faire face au grand défi de ce siècle qu’est la transition écologique. Il ne tient donc qu’à nous, citoyens comme gouvernants, de les conserver pour inventer la vie d’après, celle où nous n’aurons plus à craindre ce virus et où nous pourrons enfin engager sérieusement, et avec autant d’efforts et d’abnégation que nous l’avons fait au cours des dernières semaines, la lutte contre les changements climatiques.

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