La solidarité pour la survie de l’humanité

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Si l’arrivée de la COVID-19 a d’abord déclenché un important mouvement de solidarité au Québec et ailleurs dans le monde, c’est un désir de retour à la normale qui teinte maintenant les critiques des mesures de confinement décrétées par les gouvernements. Les forces latentes du néolibéralisme n’auront même pas attendu un mois pour effectuer un retour en force alors que Donald Trump soulignait l’importance de placer l’économie américaine au sommet des préoccupations en ces temps de crise. Depuis, des manifestations ont cours chez nos voisins du sud pour exiger un retour à la normale. Les participants réclament une suspension des mesures de confinement, qui, elles, cherchent à protéger les personnes les plus vulnérables.
Au Québec, quelques voix s’élèvent pour appuyer le point de vue du président américain. Un sentiment d’impatience anime ces critiques et semble prendre le dessus sur la solidarité que nous avions initialement manifestée. Cette volonté de mettre fin aux mesures de confinement est ancrée dans une perception fortement individualiste de nos sociétés et de la réponse à apporter à la crise qui touche le monde. Certains argumenteraient même qu’il s’agirait simplement d’un moment « d’évolution naturelle » pour l’être humain; ainsi, les individus « les moins adaptés » s’éteindraient. C’est cette thèse qui semble guider certains décideurs qui préconisent une stratégie fondée sur l’acquisition d’une immunité collective rapide, quitte à accumuler les mortalités, plutôt qu’une approche cherchant d’abord à protéger les plus vulnérables en s’assurant de pouvoir offrir des soins adéquats. Ce « néolibéralisme de l’épidémiologie » nous confronte aux limites de la solidarité dans une société valorisant d’abord l’individualisme.
Cet argumentaire travestit non seulement les idées défendues par Charles Darwin dans sa théorie de l’évolution, mais il représente aussi une incompréhension fondamentale du rôle de l’entraide dans la survie d’une espèce. En effet, Darwin lui-même reconnaissait l’importance jouée par la collaboration dans la capacité d’un groupe à s’adapter et à survivre. C’est toutefois Pierre Kropotkine qui théorisera davantage le rôle central que joue l’entraide dans la capacité d’une espèce à se perpétuer.

Pas un loup pour l’homme
Né en 1842 à Moscou, Pierre Kropotkine est géographe de formation et l’un des plus importants théoriciens de l’anarchisme. Il entre rapidement en confrontation avec les héritiers autoproclamés du darwinisme qui cherchent à appliquer l’approche évolutionniste aux sociétés humaines. Plutôt que la sélection naturelle du plus fort, Kropotkine soutient que l’entraide s’avère déterminante dans l’évolution de l’espèce humaine. D’abord ancrée dans une critique virulente d’une société hobbesienne, où « l’homme est un loup pour l’homme », la démarche scientifique de l’intellectuel russe offre une nouvelle légitimité à un projet de société libertaire fondé sur la coopération plutôt que sur la prédation.
Cette tendance à la collaboration, Kropotkine l’observe chez différentes espèces animales. Dans son célèbre essai L’entraide. Un facteur de l’évolution, le scientifique russe observe : « Dans le monde animal, nous avons vu que la grande majorité des espèces vivent en société et qu’elles trouvent dans l’association leurs meilleures armes dans la lutte pour la survie : bien entendu et dans un sens largement darwinien, il ne s’agit pas simplement d’une lutte pour s’assurer des moyens de subsistance, mais d’une lutte contre les conditions naturelles défavorables aux espèces. »
Nourrir les malades
L’apparition de la COVID-19 a certainement généré des « conditions naturelles défavorables aux espèces ». Selon les enseignements prodigués par Pierre Kropotkine, il serait plus efficace d’utiliser les legs de l’évolution que sont l’empathie, l’altruisme et l’entraide, plutôt que de faire appel à la loi du plus fort, afin de limiter les conséquences de la crise actuelle. Un peu à la manière de certaines espèces animales qui nourrissent leurs malades (Kropotkine donne l’exemple des rats — oui, même les rats font preuve d’empathie !) —, l’humain doit se mobiliser pour sauver les plus vulnérables, et ce, au nom même de l’évolution. « Les espèces qui, volontairement ou non, abandonnent cet instinct d’association sont condamnées à disparaître ; tandis que les animaux qui savent le mieux s’unir ont les plus grandes chances de survivance et d’évolution plus complète. »
Les thèses du géographe russe ont résisté au passage du temps. Aujourd’hui encore, certains spécialistes s’affairent à démontrer le rôle important que joue l’empathie dans la survie des espèces. Pensons à l’éminent primatologue néerlandais Frans de Waal qui parvint à démontrer les tendances empathiques des grands singes. Certaines recherches actuelles confirment même la présence de ce trait caractéristique chez la plupart des mammifères.
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Les anciens textes du Devoir de philoCommunauté et collaboration
Kropotkine propose une histoire de l’humanité bien différente de celle qui nous est racontée habituellement, ce récit marqué par les violences et la cruauté. Quoi qu’en disent Hobbes et ses héritiers, l’être humain à l’état de nature n’aurait rien d’une créature violente, insensible et barbare (mais elle peut évidemment le devenir par le conditionnement). Pourtant, à côté, des exemples guerriers et violents qu’on célèbre peut-être trop, l’humanité, depuis des dizaines de milliers d’années, travaille en groupe, vit en communauté et les individus qui la composent coopèrent. La règle du « chacun pour soi » serait nettement moins présente dans l’histoire de l’humanité qu’on aurait tendance à le penser, même si l’entraide, malheureusement, est souvent occultée par les rapports de force.
Parallèlement à ce désir de retour à la normalité et, évidemment, à la croissance, le manque de solidarité de certains dirigeants politiques est frappant pour quiconque est sensible au rôle de l’entraide. Le combat pour l’acquisition du matériel médical de protection, qui oppose différents pays, a de quoi faire sourciller, nous rappelant que l’anarchisme a encore quelques leçons importantes à offrir au monde.
En revanche, les exemples d’entraide se multiplient. Au moment même où les masques représentent une denrée rare, plusieurs citoyens offrent les leurs afin de soutenir les gouvernements et le personnel médical. Les dons aux banques alimentaires n’auront jamais été aussi importants. D’autres offriront bénévolement leurs services aux personnes confinées afin de s’assurer qu’elles ne manquent de rien. Les petits-enfants appelleront leurs grands-parents, leur rappelant qu’ils mènent cette lutte à leurs côtés. Ce sont ces exemples de solidarité sociale que nous devrons garder en mémoire au moment de la sortie de cette crise, car, ne soyons pas dupes, les dépenses engagées aujourd’hui par les gouvernements risquent d’entraîner d’importantes vagues d’austérité. Lorsque la misère ordinaire, les injustices sociales, de genre ou de races, l’iniquité dans l’accès aux soins, l’extrême écart salarial entre les différents métiers ou encore l’itinérance seront à nouveau camouflés par un système économique qui aura tout intérêt à le faire, nous devrons nous rappeler cette force de l’humanité qu’est cette capacité à aider les autres.
Certes, le recours aux idées de Pierre Kropotkine pour orienter l’action qui doit être entreprise afin de résister au virus a ses limites. Le rôle important que joue l’État dans la lutte contre le coronavirus est difficilement réconciliable avec la pensée de l’anarchiste russe, bien que celle-ci nous permette d’éviter le piège du paternalisme d’État.
À la suite des travaux de Darwin, plusieurs intellectuels ont cherché à réconcilier leur idéal de société avec les impératifs compétitifs qui domineraient, selon eux, l’évolution des espèces. Le résultat de ces réflexions a parfois débouché sur des thèses eugénistes. C’est dans ce contexte que Kropotkine s’est évertué à dénoncer les abus de ces intellectuels. Non seulement ils minimiseraient le rôle de l’entraide dans les mécanismes de sélection naturelle en faveur d’une vision strictement biologique, mais ils commettraient aussi une erreur majeure en cherchant à appliquer aux sociétés humaines cette théorie de l’évolution. À aucun moment Darwin n’encourage les sociétés à se réorganiser sur les bases de ses travaux. L’objectif de Kropotkine est donc davantage de révéler et de préserver les valeurs propres aux organisations humaines que sont l’empathie, la solidarité et l’entraide. Ces valeurs nous permettent de contrer les menaces que présentent notre environnement ainsi que nos propres actions.
Malgré les limites énoncées précédemment, il demeure que les travaux de Pierre Kropotkine peuvent améliorer notre compréhension des événements actuels. Loin de s’appuyer sur le chacun pour soi dans la crise, l’humanité a tout intérêt à collaborer, car c’est l’entraide qui représente son principal avantage. Il ne faudrait surtout pas abandonner, au nom de la reprise économique, les moyens qui nous ont permis de durer. Au contraire, plutôt que d’adorer le veau d’or de la croissance, il serait peut-être temps de réfléchir à créer un monde plus propice à la solidarité.
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