L’habillement est un piège pour les femmes en politique

Depuis son élection, Catherine Dorion est devenue le centre d’une discussion sur le code vestimentaire approprié en politique. Comme d’autres avant elle — pensons à Hillary Clinton ou à Pauline Marois —, son style vestimentaire est scruté à la loupe par l’opinion publique. Que dirait Simone de Beauvoir (1908-1986) de notre fixation sur l’habillement des politiciennes ? Selon elle, la fixation autour du vêtement signalerait l’ambiguïté du statut du sujet féminin dans la sphère publique. Dans Le deuxième sexe (1949), un ouvrage dans lequel Beauvoir expose la situation des femmes, l’écrivaine et philosophe existentialiste soutient que la femme est à la fois sujet de sa propre existence et objet du désir masculin. De plus, les politiciennes mettent à mal le boys’ club de la politique traditionnelle : leur présence opère un changement culturel dans l’arène politique.

La fixation réductrice sur l’habillement est effectivement un renvoi à la corporalité des femmes, comme l’a mentionné Francine Pelletier dans ces pages, mais c’est aussi le symptôme d’un malaise plus large à l’égard des femmes comme sujet politique. L’ambiguïté du vêtement se décline selon un double standard : toujours trop ci ou pas assez cela, le vêtement signale le statut social, souligne le degré de désirabilité d’une femme et révèle sa personnalité. Le vêtement rend à la fois visible une femme en même temps qu’il l’ostracise. Elle est un sujet politique, libre et égale à tout autre sujet politique, mais elle est une femme, un objet de désir évalué par l’opinion publique. Si les discussions politiques tournent autour des foulards de Pauline Marois ou encore des tailleurs d’Hillary Clinton, c’est pour les ramener à leur statut d’objet, évitant ainsi de les considérer comme des sujets politiques autonomes. La dérogation aux normes vestimentaires est plus grave pour les politiciennes, car elles bousculent déjà les stéréotypes quant à la place des femmes dans la société.
Les femmes, sujets ou objets ?
Que répondrait Simone de Beauvoir à la controverse sur l’habillement de la députée solidaire Catherine Dorion ? Elle ne serait pas étonnée qu’on fasse grand cas de son habillement, car nous avons encore de la difficulté à considérer les femmes comme des sujets transcendants. Dans l’existentialisme, la transcendance est la capacité d’un sujet à dépasser la fixité de sa situation sociale, c’est-à-dire de se construire activement une existence authentique par des projets qui reflètent ses valeurs éthiques et morales. L’être humain est fondamentalement libre ; il se définit par ses actions et par ses projets. Les conditions sociales immanentes dans lesquelles naît un être humain (son sexe, sa race, le contexte social, culturel et politique, etc.) l’influencent, mais ne le déterminent pas à une existence particulière. Or, cette liberté fondamentale n’est pas égale pour tout le monde puisqu’une partie de l’humanité est toujours définie dans son rapport à l’autre partie : « [La femme] se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu ; elle est l’Autre », écrit la philosophe. La femme, pour utiliser sa formulation au singulier, est à la fois un sujet et un objet, car elle est « alourdie par l’immanence ». En rejetant l’idée d’un Éternel féminin, Beauvoir soutient plutôt que les conditions immanentes de l’existence féminine, soit les cycles reproducteurs du corps féminin et le travail ménager, maintiennent la femme dans la passivité. Elle n’entreprend pas des projets qui dépasseraient cette condition immanente ; la femme sans cesse doit recommencer à laver, à nourrir, à soigner dans le cadre étroit du mariage et de la famille. Selon Beauvoir, la femme partage les intérêts de classe de l’homme ; c’est pourquoi les femmes n’avaient pas, à l’époque, une histoire commune d’où elles auraient pu tirer une solidarité politique. Il était donc difficile de se détacher des hommes. Pour rester dans leurs bonnes grâces, il fallait leur plaire en prêtant une attention soutenue à leur toilette.
Beauvoir écrit que « [s]oigner sa beauté, s’habiller, c’est une sorte de travail qui lui permet de s’approprier sa personne comme elle s’approprie son foyer par le travail ménager ; son moi lui semble aussi recréé par elle-même ». Par contre, soigner sa toilette est une tâche répétitive : si la parure exprime momentanément le moi de la femme, c’est une illusion de croire que c’est une réelle prise sur le monde, une activité créatrice. Pour Beauvoir, l’élégante est « [une] femme qui souffre de ne rien faire [qui] croit exprimer son être ».
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Le corps de la femme, un champ de bataille politiqueÉgalement, « la toilette exprime la situation sociale de la femme » et la « manière dont elle est parée et habillée modifie sa valeur intrinsèque […] tenir son rang est une impérieuse obligation ». L’homme au contraire ne pense pas à son habillement comme un reflet de son être, plutôt comme un simple véhicule de ses projets. Pour lui, la parure importe peu puisqu’il ne se constitue jamais comme objet. De cette façon, Beauvoir souligne le double standard entre l’habillement des femmes et celui des hommes.
L’illusion d’une prise sur le monde
Ainsi, pour Beauvoir, la femme, en prêtant attention à sa toilette, tente illusoirement d’avoir une prise sur le monde qui l’entoure. Le paradoxe est qu’en soignant sa toilette, elle continue à se parer pour autrui. Pour la philosophe française, les modes vestimentaires asservissent la femme et « la coupent de sa transcendance pour l’offrir comme une proie aux désirs mâles ». Dans ce contexte, la femme n’est pas un individu autonome. La femme est prise dans un cercle vicieux : « Une femme qui sollicite trop clairement le désir mâle a mauvais genre ; mais celle qui semble le répudier n’est pas plus recommandable ; on pense qu’elle veut se masculiniser, c’est une lesbienne ; ou se singulariser : c’est une excentrique ; en refusant son rôle d’objet, elle défie la société : c’est une anarchiste. » Ce passage savoureux exprime le piège sexiste tendu aux femmes : l’idéal féminin est inatteignable. Qui plus est, dans un milieu encore majoritairement masculin comme la politique, l’équilibre approprié de l’apparence féminine est tacitement un code vestimentaire « neutre » et non pas « trop » féminin.
Or, la position de Beauvoir sur l’habillement féminin n’est pas seulement négative. La toilette exprime l’attitude d’une femme vis-à-vis de la société et des idéaux de beauté. Comme sujet, la femme « maintenant connaît la joie de modeler son corps par les sports, la gymnastique, les bains, les massages » et réussit à « intégrer à sa beauté des qualités actives ». Si elle se pare seulement pour les hommes, elle est un objet de désir passif ; si elle prend soin activement de son corps dans sa globalité pour elle-même, elle est le sujet de son existence. Elle ne saura être complètement libre si elle ne se définit que par sa relation à un homme. Beauvoir présente ainsi l’ambiguïté du vêtement : malgré le fait qu’il soit un mode d’expression, il peut réduire au statut d’objet désirable. Ce détour par Beauvoir nous rappelle que l’apparence précède souvent l’existence.
Dans le cas de Catherine Dorion, le vêtement offre une visibilité doublée d’ostracisme. Dorion se pose en sujet libre lorsqu’elle défie le code vestimentaire « approprié » pour une femme à l’Assemblée nationale. Déroger aux normes de la féminité entraîne des conséquences graves pour les femmes de tous les milieux — pensons à Safia Nolin dans le milieu musical —, car l’opinion publique peine à concevoir les femmes comme des sujets autonomes sachant s’exprimer authentiquement par leurs actions et, accessoirement, par leur habillement. Dès qu’il y a un refus, subtil ou explicite, d’être un objet pour autrui, les réactions fusent de tous les côtés. À cause des stéréotypes sexistes, l’apparence est un piège pour les politiciennes ; leurs capacités décisionnelles seraient reliées à une présentation féminine « adéquate ». Lorsqu’on réduit les politiciennes à leurs choix vestimentaires, on les remet à leur place en tant qu’objet du regard d’autrui au lieu d’entendre concrètement leurs propositions politiques. On emprisonne Dorion dans son genre parce qu’elle occupe un rôle politique qu’on attendrait plutôt d’un avocat en complet. On cache sa formation en science politique par des moqueries sur sa tuque ou sur ses bottes. De plus, un préjugé de classe a aussi joué en sa défaveur, car si on ne s’habille pas comme il faut en politique, on pensera qu’une personne ne sait pas gérer. Enfin, cette double injonction pèse plus lourdement sur les politiciennes qui tentent de briser le boys’ club de la politique actuelle. Alors, il faudrait se demander pourquoi, au Québec, on est prêt à déchirer sa chemise publiquement sur le choix vestimentaire d’une poignée de femmes.