Luc de La Corne Saint-Luc, d’un naufrage à l’autre

Une fois par mois, Le Devoir de littérature, sous la plume d’écrivains du Québec, propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec « Le Devoir ».
Syrie, Afghanistan, Ukraine : les migrations de populations frappées par la guerre ont de tout temps marqué l’histoire. Bien qu’affectant cruellement les populations bombardées, ces catastrophes marquent leur imaginaire et confortent leur identitaire collectif face à l’ennemi. C’est aussi ce qui s’est produit, mutadis mutandis, lors des guerres incessantes qui ont reconfiguré l’Amérique du Nord. De la Nouvelle-France au premier Québec, plus d’un siècle de combats a bouleversé les collectivités tant allochtones qu’autochtones. Ces dernières furent dressées les unes contre les autres et lentement décimées dans ce que Denys Delâge appelle « le pays renversé ». Quant aux Français installés au Canada, ils deviennent pour les administrateurs métropolitains des « créoles canadiens ». S’observe alors une mentalité́ créole métissée d’amérindianité dont témoignent les aventuriers Mathieu Sagean et Robert Chevalier. Des figures se distinguent aussi parmi les élites engagées dans l’armée, des frères D’Iberville aux La Corne Saint-Luc. Je m’attacherai ici à Luc de La Corne Saint-Luc (1711-1784), auteur d’un Journal du voyage de M. Saint-Luc de la Corne, qui relate le naufrage du navire Auguste, dans lequel il prenait place.
Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Embarqué sur un rafiot mal équipé pour gagner la France au lendemain de la conquête britannique du Canada, La Corne échoue au large du Cap-Breton en novembre 1761. L’année d’avant, Montréal a capitulé, peu après Québec, bombardée, elle, en 1759. La France abandonnant le Canada en 1763, les quelque 60 000 Canadiens « naufragés » de la Province of Quebec endurent l’occupation militaire. Pour sa part, le capitaine La Corne, Croix de Saint-Louis, a perdu dans le naufrage de l’Auguste des membres de sa famille et une centaine de passagers qui l’accompagnaient. Il raconte…
Partis de Montréal en septembre 1761, les passagers s’engagent par vents contraires dans le golfe au sud d’Anticosti. Une première tempête les surprend en novembre : « le 4 s’éleva un vent de Nord-Est le plus impétueux. Les voiles carguées, le gouvernail saisi, voyant à tout instant nos sépulchres ouverts ; le tangage étoit si fort que les cordages qui arrêtoient nos mâles casserent en partie, les taquets furent arrachés, aussi plusieurs furent estropiés ou blessés […]. » Puis, incendies dans les cuisines : « Sans la diligence du Capitaine, de l’Equipage des passagers, nous étions consummés par le feu dans le milieu de l’Océan. » Cris des femmes, lamentations des hommes sèment la terreur au large de Terre-Neuve.
Dépourvu de cartes locales de navigation, on vogue « au gré des vents & de l’orage », alors que l’équipage, épuisé, se réfugie dans les cales ! Au nord du Cap-Breton, le navire dérive vers la côte où il échoue finalement. La Corne lui-même décided’annoncer aux passagers l’issue fatale : « Que de Prieres à l’Etre Suprême, que de promesses, que de voeux ! Mais hélas, vaines promesses, voeux inutiles… » Le voilier démâté échoue sur un haut-fond : « plusieurs que le danger épouventa, croyant arriver heureusement à terre, se jetterent à l’eau & périrent ». Tentant de sauter dans une chaloupe avec ses enfants, il les perd dans les flots.
Parvenu sur la grève, La Corne porte secours au capitaine et à cinq autres survivants. La mer déchaînée rejette sur la rive cent quatorze cadavres. Son frère est du nombre : « nous passâmes la journée à rendre les devoirs funèbres, autant que notre triste situation & nos forces le permettoient ». Affamés, exténués, les survivants suivent dans la neige les pas du capitaine La Corne : « nous marchâmes pendant quatre jours au travers des rochers escarpés, dont l’aspect hideux nous saisissoit, des bois dont l’obscurité nous effrayoit, des rivieres dont la rapidité nous arrêtoit, des montagnes dont la difficulté de les escalader nous rebutoit ». C’est sur ce ton que se poursuit la narration de La Corne.
Secouru par des chasseurs micmacs et des guides acadiens, le robuste quinquagénaire regagne Québec en plein hiver : près de 1800 kilomètres à pied, en raquettes et en canot. Il raconte ses déboires tout au long des trois mois de son périple, diffusant oralement une première version du naufrage. C’est ainsi que naissent, au lendemain de « l’année des Anglais », la tragédie du naufrage de l’Auguste et l’épopée de son héros. D’autres versions écrites suivront. En 1762, l’une des haltes avait conduit le héros au moulin des De Gaspé à Saint-Jean Port-Joli. Petit-fils du seigneur des lieux, Philippe Aubert de Gaspé reprendra plus tard l’épisode dans Les Anciens Canadiens.

Dès son retour à Québec, en février 1762, le survivant rapporte son naufrageaux autorités coloniales. Le sort de cet ancien officier canadien dépend désormais du général Murray, qui connaît, par ailleurs, le dossier militaire de l’individu (l’ex-« général des Sauvages » maîtrise quatre langues autochtones et s’est distingué dans les dernières batailles contre les Anglais). En 1763, quand la France cède le Canada à Londres, les Canadiens deviennent sujets britanniques. Désormais, le « nouveau sujet » La Corne doit refaire sa vie au Québec. Pas question qu’il reprenne sa carrière militaire (on se méfie toujours des anciens ennemis). Il se tourne alors vers le commerce et l’immobilier. Il figure parmi les plus riches négociants de Montréal quand l’Acte de Québec (1774) accorde aux Canadiens la reconnaissance de leur langue, de leur religion et des lois françaises.
Une nouvelle guerre
Mais une nouvelle guerre s’annonce, celle de l’indépendance américaine, qui redonnera du galon à notre La Corne. Quand les Américains envahissent le Québec en 1775-1776, Carleton abandonne Montréal, où les notables reçoivent à bras ouverts les rebelles commandés par le général Montgomery. Le Montréalais La Corne était-il favorable aux envahisseurs, comme l’avocat Valentin Jautard, l’imprimeur Fleury Mesplet et le juge Pierre du Calvet ? Voulait-il protéger ses concitoyens des dommages de la guerre ? Toujours est-il que, chez les loyalistes anglais comme chez les Yankees, on se méfie encore du bonhomme. Marjolaine Saint-Pierre relève dans la belle biographie qu’elle lui consacre les qualificatifs dont on l’affublait alors : « matois », « rusé », « ce grand diable incarné ».
Toujours est-il que, la guerre faisant rage, La Corne est invité par le gouverneur Carleton à participer à l’offensive contre les rebelles américains. En 1777, le sexagénaire lance ses alliés amérindiens dans la bataille, sous les ordres du général Burgoyne. L’expédition échoue à Saratoga en raison de la désertion d’Autochtones et d’erreurs stratégiques de Burgoyne. Ce dernier tente de se justifier en attribuant sa défaite aux miliciens canadiens et aux Amérindiens de La Corne. Réponse indignée de ce dernier : dans une lettre ouverte aux journaux londoniens, il défie Burgoyne de prouver ses accusations. Mais la réplique la plus définitive de La Corne s’adresse à l’opinion publique de ses concitoyens. Recourant à Fleury Mesplet, il confie au directeur de la Gazette littéraire de Montréal l’édition de son fameux journal du naufrage de l’Auguste. Que dire de cet incunable de l’édition québécoise et premier récit d’aventures du cru, longuement analysé dans le mémoire de Pierre Lespérance ?
L’édition de 1778 a été finement remaniée, soigneusement embellie et centrée sur le personnage du héros de la Nouvelle-France. Tout indique que Valentin Jautard, ami de l’auteur et animateur de la gazette montréalaise, dut affiner la plume du vieux combattant. La Corne s’éteint à 73 ans dans les honneurs, alors que s’annonçait la nouvelle constitution qui diviserait le pays en Haut et Bas-Canada. Au siècle suivant, le récit de La Corne intéressera Philippe Aubert de Gaspé père, qui en plagiera les meilleurs passages en 1863. En publiant ses Anciens Canadiens peu après l’abolition du système seigneurial, le vieux De Gaspé idéalise la Nouvelle-France de ses ancêtres, alors que La Corne, lui, avait déjà tourné la page un siècle plus tôt. En prospérant dans le commerce et l’immobilier, en prenant publiquement position, en s’engageant pour la libération du prisonnier politique Valentin Jautard, La Corne marquait bien le naufrage de la Nouvelle-France et le passage à une nouvelle modernité : celle de l’imprimé et de l’opinion publique. Rien de défaitiste dans le Naufrage publié en 1778 sur les presses du premier journal voltairien montréalais. En pleine conquête anglaise, la publication de son récit d’aventures était un défi à l’adversité. Il marquait l’aube d’une nouvelle conquête : celle des lettres québécoises. Sa fille Marguerite La Corne, admirable épistolière, prendra le relais de cette vie littéraire en animant un salon montréalais auprès de son second époux, Jacques Viger. Quant à l’épave de l’Auguste, elle sera retrouvée deux siècles plus tard…
Le journal de voyage de M. Saint-Luc de La Corne, Ecuyer, dans le navire l’Auguste, en l’an 1761 est repris dans La conquête des lettres au Québec (1759-1799).
Anthologie, de Bernard Andrès, publié aux Presses de l’Université Laval en 2007.