Octave Crémazie, un poète canadien-français à Paris sous les bombes

Une fois par mois, Le Devoir de littérature, sous la plume d’écrivains du Québec, propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.
Le siège de Kiev, capitale de l’Ukraine, est encore dans les mémoires. Il aura duré presque deux mois, du 25 février au 2 avril 2022, et a pris fin avec la retraite de l’armée russe devant la résistance ukrainienne. Au sud du pays, le siège de Marioupol aura signifié trois mois de destruction quasi complète entre le 24 février et le 20 mai 2022 et s’est terminé, à l’inverse, par la victoire de l’armée russe. Au moment où ces lignes sont écrites, la guerre en Ukraine se poursuit et on peut penser, hélas, que d’autres villes sur la planète seront assiégées en cas de conflits, puisqu’il s’agit là d’une tactique éprouvée.
Il y a eu le siège de Sarajevo par les Serbes (1992-1996) ; celui de Leningrad par la Wehrmacht (1941-1944) ; celui de la protestante La Rochelle par Louis XIII (1627-1628). Quant au siège de Troie par une coalition de cités-États grecques, s’il n’a sans doute pas eu lieu, il a pour lui d’avoir été à l’origine de deux immenses poèmes dont toute (oui, toute) la littérature occidentale, telle la déesse Athéna, sortira, casquée et armée.
Ce texte est publié via notre section Perpectives.
La littérature québécoise fait évidemment partie de l’ensemble. Évidemment ? Au dix-neuvième siècle, cette appartenance était loin d’être évidente pour la simple raison que la littérature canadienne, comme on disait alors des ouvrages publiés en français au Canada, n’était même pas sûre d’exister. On se tâtait, on s’interrogeait, on comptait le nombre d’ouvrages publiés, on les soumettait à la critique, on était pris de doutes.
La littérature québécoise n’en est plus de nos jours à poser la question de son existence. Plutôt celle de son statut et de sa diffusion à l’étranger. Or, dès le milieu du dix-neuvième siècle, il s’est trouvé un poète, Octave Crémazie, pour œuvrer, avec ses amis lettrés de l’Institut canadien de Québec, à l’émergence d’une littérature du cru, en créant des revues et des cercles propices à la vie de l’esprit et, s’agissant de Crémazie, en limant sans relâche des vers dans la sensibilité alors toute moderne de l’École romantique. Pour avoir chanté de manière si convaincante Le drapeau de Carillon et Le vieux soldat canadien, Crémazie a ainsi accédé, de son vivant, au statut de poète national.
La guerre franco-prussienne
Mais on parlait du siège des villes. Reculons sur la flèche du temps : 1er septembre 1870. La guerre n’est pas mondiale, elle est franco-allemande et déclarée depuis juillet de cette même année. À Sedan, ce jour-là, l’armée prussienne de Guillaume Ier bat l’armée française commandée par l’empereur Napoléon III, qui est fait prisonnier. La défaite est totale. Le 17 septembre, deux des armées prussiennes encerclent Paris, qui décide de se battre. Le siège de Paris commence.
Octave Crémazie y vit alors en exil depuis huit ans, sous le nom d’emprunt de Jules Fontaine. Il a connu bien des misérables garnis, et il habite maintenant, rue de l’Entrepôt, une petite pièce glaciale qui l’oblige à hanter les lieux publics ouverts gratuitement pour y trouver un peu de chaleur. Il a 44 ans, sa santé est mauvaise, il ne voit quasi personne, vit chichement de ses gages de représentant de la maison commerciale Bossange, dont le propriétaire, Hector Bossange, un ami, a vécu quelques années au Canada et épousé une Canadienne.
Quel contraste avec sa vie parisienne d’autrefois ! C’est qu’il y a eu deux Octave. À Québec, un homme courtaud, chauve, au physique ingrat, célibataire fuyant les femmes, menant le train de vie modeste d’un poète-libraire qui ne vit que par les livres, peut citer Sophocle et le Ramayana, Juvénal et les poètes arabes. Mais sitôt arrivé à Paris, dont il a battu le pavé quasi chaque année à partir de 1850, le même petit bonhomme se transformait en riche négociant, mondain, déambulant sur les boulevards avec chapeau haut-de-forme et canne à pommeau doré, recevant dans les cafés et les restaurants ses relations d’affaires.
C’est de Paris, en effet, qu’Octave Crémazie fournissait en nouveautés la librairie J. & O. Crémazie qu’il possédait avec ses frères, Jacques et Joseph, au 12, rue de la Fabrique, à Québec. À cette librairie, dont l’enseigne était un gros livre doré se balançant au vent, Octave aura donc fait livrer pendant des années des caisses de livres, de vins, de meules de gruyère, de parapluies, d’ornements d’église, tous objets hétéroclites, estampillés Paris. Et tant pis si de telles extravagances ne se vendaient pas toujours.
En 1906, au moment d’inaugurer son monument à Montréal, au carré Saint-Louis, ses amis feront d’Octave Crémazie un « martyr de l’Idéal » , une « victime du rêve ». Disons aussi un étourdi, enivré de sa vie parisienne. Un frère cadet habile, qui aura embobiné Joseph, ce dernier lui ayant laissé les coudées franches avec les fournisseurs. Chose plus grave : un faussaire qui contrefait des signatures en garantie des emprunts contractés.
Vient le jour où la fuite en avant n’est plus possible. Sous des apparences de prospérité, la librairie est acculée à la faillite. Dans la soirée du 10 novembre 1862, quelques amis avocats et ses frères se réunissent pour tenter de lui venir en aide, car l’homme est aimable et aimé. À cette réunion de la dernière chance, Octave ne se montre pas. Le lendemain, il s’embarque pour la France, ses créanciers sur les talons — comme Balzac, tiens…
La dèche
Mais alors, sans ressources, c’en est fini pour lui du Paris chatoyant d’autrefois. De plus, sa muse l’a quitté. Certes, il tourne des vers dans sa tête, sans pour autant arriver à les mettre par écrit. Et le poème La promenade de trois morts, dont la première partie avait paru en revue dans Les Soirées canadiennes, peu avant son départ, et lui avait valu des éloges, restera à jamais inachevé.
Mais son passage à vide poétique est précisément ce qui assurera sa réputation posthume. Comme il l’avait dit dans une lettre des « vers impossibles » d’un certain M. Benoît : « Pourquoi diable cet homme fait-il des vers ? C’est si facile de n’en pas faire », Octave Crémazie nous paraît aujourd’hui à son meilleur quand il renonce à la poésie. Ses lettres envoyées à sa famille sont d’un style leste, abondent en détails savoureux et n’ont pas vieilli. Et dans ses lettres à son ami l’abbé Casgrain, autre figure de lettré original, Crémazie se montre si perspicace sur certaines questions que plusieurs passages sont devenus des morceaux d’anthologie, dont ce mot fameux, écrit en 1866, sur l’inculture de ses compatriotes : « nous n’avons malheureusement qu’une société d’épiciers. J’appelle épicier tout homme qui n’a d’autre savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie. »
C’est alors que, enfermé dans une capitale affamée par les Prussiens, Crémazie décide de tenir un Journal du siège de Paris. Ces notes, qui vont du 13 septembre au 19 décembre 1870, deviendront des lettres adressées à sa mère et à ses frères à Québec. « Je ne vous raconterai pas les grands faits du siège, les prévient-il d’emblée, mais seulement les petits faits, les bruits, les cancans », ce qui n’empêche pas les opinions politiques de l’auteur, souvent réactionnaires, d’y tenir une bonne place. Le Journal du siège de Paris n’était pas destiné à la publication. Tant mieux. Loin de sa lyre, Crémazie se déboutonne et le plaisir de la lecture n’en est que plus grand. Quelques exemples.
20 octobre : « Hier, on nous a servi de l’âne. Rôtie, cette viande a le goût du porc frais. Elle est lourde. On assure que dans les faubourgs on mange du rat. Les gourmets prétendent que le jambon de rat est une merveille comme chair délicate. Je ne tiens pas à déguster maître raton. »
24 octobre : on « nous annonce que le boulevard du Prince-Eugène, qui traverse le [11e] arrondissement, portera désormais le nom de Voltaire […] On a destitué le maire qui faisait la guerre aux crucifix, mais pour consoler les radicaux, on leur donne la statue de celui qui a écrit : Écrasons l’infâme ! »
28 octobre : « Nous avons failli avoir une émeute à propos du charbon. […] un charbonnier a eu l’idée triomphante, mais passablement canaille, de vendre pour du vrai charbon, des petits morceaux de bois trempés dans l’encre. Colère parfaitement justifiée des ménagères, qui veulent écharper l’Auvergnat coupable de cette mauvaise et malhonnête plaisanterie. »
19 novembre : « On a tué, faute de fourrage et pour faire durer la viande fraîche plus longtemps, les animaux du Jardin d’acclimatation. Grâce au massacre de ces pauvres bêtes, les Parisiens pourront manger du lama, du daim, de la gazelle, du bison, de l’ours et de l’élan. Nous avons maintenant un nouveau marché, le marché aux rats, établi sur la place de l’Hôtel de Ville. Ils sont vivants dans des cages comme les lapins. »
Le siège de Paris levé, les lettres se poursuivront, tout aussi savoureuses. Pendant la Commune, qui l’horrifie, Octave Crémazie s’installe à Orléans, puis à Bordeaux, à l’emploi de l’agence maritime tenue par le fils de son bienfaiteur Bossange. Puis encore au Havre, où il meurt, dans la plus grande solitude, le 16 janvier 1879. Les trois morts sont maintenant quatre.