Quand la popularité devient autorité

Le système électoral de notre pays fait en sorte que la personne élue doit être jugée favorablement par le peuple, c’est-à-dire populaire, et les réseaux sociaux nous montrent facilement qui est populaire.
Photo: Tiffet Le système électoral de notre pays fait en sorte que la personne élue doit être jugée favorablement par le peuple, c’est-à-dire populaire, et les réseaux sociaux nous montrent facilement qui est populaire.

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher, qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition 2020-2021, la question était « La popularité est-elle la nouvelle autorité ? ».

L’autorité, selon la philosophe Hannah Arendt, nécessite la mise en place d’une hiérarchie « dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité ». En d’autres mots, l’autorité est une question de perception. Pour qu’elle existe, il faut absolument que tous acceptent consciemment son existence et ses implications. La popularité, quant à elle, est définie par la philosophe Gloria Origgi comme un jugement favorable au sujet d’une personne par un grand nombre d’autres personnes. Pour être populaire, il faut que des gens en vue parlent de nous de manière positive. Il faut aussi être aimé du peuple. Ainsi, une personne populaire s’élève dans la hiérarchie sociale et acquiert une certaine influence. On peut donc observer la présence d’un lien entre l’autorité, qui nécessite l’acceptation et le respect de la hiérarchie, et la popularité, qui permet l’ascension dans la hiérarchie sociale.

Cela soulève des questions sur l’accès à une position d’autorité. La popularité est-elle nécessaire pour qu’une personne y accède aujourd’hui ? D’un côté, le système électoral de notre pays fait en sorte que la personne élue doit être jugée favorablement par le peuple, c’est-à-dire populaire, et les réseaux sociaux nous montrent facilement qui est populaire. Cependant, pour assumer le pouvoir, une personne doit avoir une certaine expérience dans le domaine choisi et des compétences, même si elle recueille moins de likes.

Lorsqu’on songe aux institutions censées exercer une certaine autorité sur le peuple, la sphère politique nous apparaît d’emblée. Or, les institutions politiques ont subi une transformation qui les rend de plus en plus inopérantes, ce qui fait en sorte que la popularitédevient un élément clé pour accéder au pouvoir. Quelle transformation ? Selon Hartmut Rosa, sociologue, philosophe et auteur […], la prise de décisions en politique se fait de plus en plus rapidement de nos jours. C’est « à cause de la vitesse élevée de l’innovation technologique, des transactions économiques et de la vie culturelle » que « de plus en plus de décisions doivent être prises dans des laps de temps de plus en plus courts ». En d’autres termes, la rapidité grandissante du progrès technologique oblige la sphère politique à tenter de s’adapter à ce rythme effréné. Plutôt que d’argumenter longuement, les politiciens se fient au pouvoir de l’image : « Il semble se produire un “tournant esthétique” dans la politique : les élections sont remportées grâce au côté cool des politiciens et des partis. » On sent le parfum de la popularité…

Hartmut Rosa a également développé le concept de la « compression du présent ». Le présent est cet instant que nous utilisons pour réfléchir au passé et au futur, pour se calmer et faire le point. Puisqu’il se produit dans la société de plus en plus de changements en de courts laps de temps, le moment appelé « présent » par Rosa perd de son importance, il est « compressé » entre plusieurs événements. Cette compression du présent vient encore une fois souligner le décalage entre la rapidité de la technologie et l’impression de lenteur qui se dégage de la sphère politique, car celle-ci semble se retrouver davantage dans le « présent ».

La compression du présent a également un autre effet plus subtil. Comme nous l’avons mentionné, les périodes consacrées à la réflexion se font de plus en plus rares. Projetons-nous maintenant au XVIIe siècle, à l’époque de René Descartes. Ce philosophe prônait la supériorité de l’entendement et l’importance de la réflexion. Selon lui, il est important d’utiliser notre entendement et de prendre le temps de réfléchir afin de faire de justes choix : « [Si on] connaissai[t] toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, [on] ne serai[t] jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix [on] devrai[t] faire. » En d’autres mots, comme nous ne pouvons pas tout savoir, il faut absolument prendre un moment de réflexion avant de faire des choix.

Aujourd’hui, selon Rosa, l’accélération fait en sorte que nous nous sentons bousculés, pressés dans le temps, car nous tentons de suivre le rythme de la société. Cela amène une sensation de « famine temporelle » : nous sentons que nous manquons de temps pour faire tout ce qu’il y a à faire et nous cherchons à le maximiser. Comme « réfléchir » et « s’interroger » se retrouvent rarement à notre agenda, le temps qui y est consacré devient de plus en plus négligeable. Ainsi, il devient très difficile de faire des choix judicieux. En l’absence de périodes de réflexion, on ne peut que se fier à de rapides images attrapées ici et là, de même qu’à l’opinion publique. Il est facile, grâce aux médias sociaux, de déterminer qui est populaire et d’adhérer rapidement à ce courant de pensée.

Toutes ces conditions étant réunies, on peut comprendre pourquoi les politiciens doivent miser sur leur image, car l’image a maintenant une grande importance. On peut comprendre également pourquoi des personnalités publiques très populaires, tel l’acteur Arnold Schwarzenegger, parviennent à remporter des élections contre des candidats plus expérimentés. (Arnold Schwarzenegger a été gouverneur de la Californie de 2003 à 2011 ; il a remporté les élections à deux reprises !) Ainsi, l’autorité est désormais accessible aux personnes populaires.

Cependant, certains pourraient dire que la popularité n’est pas la nouvelle autorité, puisqu’elle a presque toujours été l’autorité. En effet, l’apparition de la démocratie en Grèce antique a correspondu avec l’essor de la rhétorique, ou l’art du discours. Cette pratique avait pour but de former de bons orateurs — les sophistes — pour qu’ils aient de l’influence sur les décisions du peuple. […] Aristote a d’ailleurs proposé une définition de la rhétorique, qui se divise en trois éléments. Le premier, l’ethos, se traduit par le « caractère moral de l’orateur ». Il s’agit de notre perception de lui, à savoir s’il nous inspire ou non la confiance. Ce premier élément n’est pas sans rappeler notre conception de la popularité selon Origgi, qui implique que la personne soit bien jugée, mais aussi celle de l’autorité selon Arendt, qui est une question de perception. Le second élément de la rhétorique, le pathos, vise les émotions : la disposition de l’auditoire à l’égard du message qui lui est transmis contribue à l’importance qu’il lui accorde. Finalement, l’argument, ou le logos, constitue le dernier élément de la rhétorique. Ainsi, à l’époque de la Grèce antique, la perception qu’avait le public de l’orateur était déjà aussi importante que ce qu’il disait.

Enfin, pour le sociologue Max Weber,l’autorité qu’on reconnaît à quelqu’un dépend de son charisme, de son « don de plaire, de s’imposer dans la vie publique », une notion qui rejoint le principe du pathos. En somme, si l’autorité dans la Grèce antique était déjà exercée par les sophistes et que ceux-ci étaient populaires, la popularité est une forme d’autorité qui existe depuis longtemps.

Certes, le concept de popularité en tant qu’autorité, s’il était déjà bien présent en Grèce antique, prend de plus en plus d’importance de nos jours à cause de l’avènement des réseaux sociaux. Pour Gloria Origgi, la popularité est de plus en plus quantifiable. Elle se mesure par le nombre de likes, de vues sur les plateformes de diffusion, de commentaires positifs. À cause des médias sociaux, la notion de popularité se rapporte toujours à des nombres. Selon elle, quand on navigue sur le Web, « on ne regarde plus l’authenticité, on ne regarde que la popularité des choses ». Le nombre de likes, une information qu’on obtient sur-le-champ,devient excessivement important. Pourquoi ? Parce que la popularité, « ça nous informe de la qualité » ! Puisque, selon Hartmut Rosa, notre monde s’est accéléré et que nous avons le sentiment de manquer de temps, il est important de savoir vite, vite, vite ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Ce contenu est apprécié par des milliers de personnes ? Parfait ! Jetons un coup d’œil et joignons-nous au mouvement ! […]

L’accélération technologique fait en sorte que l’autorité, qui devrait être détenue par la sphère politique, se trouve donc entre les mains des personnes populaires. L’image a remplacé les longs débats. Même si la popularité en tant qu’autorité a toujours été présente, elle prend davantage d’espace aujourd’hui à cause des médias sociaux, qui la rendent aisément quantifiable. Toutefois, il pourrait être intéressant que les personnes populaires assument un nouveau rôle pour lequel elles seraient possiblement qualifiées : agir en tant que porte-parole exprimant les idéaux de la majorité de la population. Peut-être parviendrait-on alors à rejoindre le concept de volonté générale énoncé par Jean-Jacques Rousseau.

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